le torchon

par

dans

j’ai noué la queue du diable
comme ma grand-mère faisait
quand elle perdait ses clés

tous les enfants connaissent le rituel

prendre un chiffon
celui qu’on doit de toute façon laver
depuis dix jours
l’approcher de sa bouche
pour lui cracher dessus
en cinq salves de postillons rapides

l’insulter dans une langue
du temps des pyramides

le nouer dans un geste grandiloquent
de catcheur

et le lancer rageusement
avec mépris
au sol

le diable n’aime pas qu’on lui noue la queue
alors il arrête sa mauvaise farce
et les clés réapparaissent

je ne sais plus quand vraiment quand je l’ai perdu
mais il y a désormais des chiffons
sur le sol de toutes les pièces de la maison

j’ai refait en esprit
le chemin de mon dernier souvenir
vague
probablement reconstruit

je suis allée dans la voiture
et j’ai abîmé mes ongles
sous le siège conducteur
sous le siège passager
dans la boite à gant et le coffre

j’ai cherché à midi
et dans la nuit
avec mes lampes de poche

l’avantage de chercher si longtemps
c’est qu’on retrouve
tous les objets pour lesquels
on n’a pas noué la queue du diable

une télécommande dans un pli inaccessible du canapé
un sac derrière un lit indéplaçable
des vêtements qu’on aime
le journal de motivation du voisin
dans la voiture prêtée l’hiver dernier

les premières heures
le cœur bat fort
on sprint d’une pièce à l’autre
on fait jouer ses mollets
sur la pointe des pieds
à quatre pattes
on transpire
on peste
on s’énerve
on s’en veut
surtout qu’on est en retard au rendez-vous
qu’il faut appeler
pour s’excuser en passant pour une idiote
qu’on s’imagine le calvaire
de toutes les démarches à venir

un peu de temps passe
et comme un chat sauvage
plaqué contre un tablier de cuir pour être apprivoisé
on ne se débat plus
on bouge lentement la nuque
d’ici de là
on laisse ses yeux divaguer
paresseusement
en théorisant que c’est parce qu’on ne regardera pas
consciemment
que l’on pourra enfin retrouver l’objet perdu

après avoir tapoté deux fois
la poche de chacun de ses vêtements dans l’armoire
on regarde la pile au sol
et en chemise de nuit
avant de s’endormir
une nouvelle fois
on décide de passer la main
dans tous les plis
des vêtements des saisons passées
toutes les poches
même celles à fermeture éclair qu’on n’a jamais utilisée

on retrouve un ticket de caisse
qui déclenche un souvenir heureux
on se dit qu’il va bien falloir
remettre les robes sur leurs cintres
même celles qu’on ne peut plus porter

on monte au grenier
dont on inspecte les poutres
assise sur le sol
l’air las
on pourrait presque soupirer
mais non
la pointe d’énervement comme un poivre
reste sur la langue
rayonne doucement au palais

la pièce des ballons d’eau chaude
où je ne fais jamais la poussière
reste pareille à elle-même
au moins les ballons ne fuient pas
le fouillis piquant des machines du garage
garde son étrangeté

si j’étais parano comme ma tante
je me demanderai si tous les objets
ne se moquent pas
si les bruits de la maison
ne masquent pas leur rire
s’ils ne déplacent pas
ce que l’on a perdu
comme une équipe de basket
en se faisant des passes

je donne un coup de pied
dans le chiffon noué
sur le sol de la cuisine
et j’ai envie
de crier pouce
de reconnaître ma défaite
de pleurer que cela suffit
qu’il est temps que cela cesse
que je dois vraiment le retrouver

le sens de ma vie