「Ce bloc-note évolutif de propositions ouvertes tente d’adresser les difficultés qui surgissent pour qui souhaite promouvoir la cérémonie du thé japonaise – spécialement hors du Japon」
Hypothèse : la cérémonie du thé est une transe (un léger état modifié de conscience, une méditation agnostique partagée). Tous les éléments qui perturbent le flow de cette transe doivent être supprimés ou remplacés. Tous ceux qui l’intensifient, y être intégrés.
1. Silence 無言
La parole perturbe la transe : pendant le temps spécifique de la cérémonie, aucune parole ne sera échangée. Des explications seront données avant. Une reprise chaleureuse et un échange de paroles seront proposés après. Mais aucun échange pendant la procédure (temae) et certainement pas les formules rigides, a fortiori en japonais, qui tiennent plus du réflexe conditionné que de la relation.
2. Appréciation 無拝見
L’inspection/appréciation (haiken) des objets de thé implique un fonctionnement cognitif qui isole et fait sortir du registre de la transe. L’inspection aussi bien du bol que des autres instruments aura donc lieu – après – la temae. Il n’y a pas de temae d’inspection. Ce moment de partage doit être le plus détendu, informel et chaleureux possible. Il faut mettre fin aux fantômes de relations hiérarchiques médiévales dans le thé. Le thé contemporain ne peut singer un thé pour daimyo.
Les rituels d’appréciations qui s’insèrent pendant une temae sont d’une grossière impolitesse : on se coupe de la chorégraphie de qui prépare le thé et on vient y insérer ses propres mouvements, son propre tempo, ses bruits plutôt que de recevoir l’accueil qui est offert. Ce point est encore plus flagrant quand plusieurs invités se mettent à se passer, s’échanger les objets en créant une bulle d’interactions fermées qui ignore qui prépare le thé.
Donc, une fois le thé bu, le bol est retourné, sans temps d’appréciation, vers le maître de thé. La temae terminée, et uniquement à la demande (pour ne pas feindre un intérêt pour un objet pour lequel on n’en éprouve pas), les objets pourront être rapportés sans formalité, sans règle d’appréciation, avec chaleur et décontraction.
3. Authenticité 誠
Tous les gestes qui n’ont pas de sens doivent être retirés. Il ne peut y avoir de semblant dans le thé. Ainsi l’inspection de l’extrémité du chasen – comme si – l’on vérifiait l’intégrité de ses brins est absurde. Cette vérification n’est pas une « purification » symbolique et penche plutôt du côté du rituel obsessionnel. En revanche la fonction de réchauffage et d’humidification du chasen peut être chorégraphiée à l’identique avec, pour le préparateur, une intention tournée vers cette fonction (le mouvement de poignet Omote ayant dans ce cadre plus de sens que l’élévation Ura).
4. Cohérence 辻褄
Rendre cohérent le respect montré aux objets et l’importance accordée à la purification symbolique : ne jamais placer le couvercle d’un natsume, d’un cha-ire, ni un chashaku, directement sur le tatami mais sur un fukusa plié, un kobukusa ou un kaishi. Les temae de karamono posent d’ailleurs le couvercle du cha-ire à l’envers. Il n’y a aucune raison valable de ne pas reprendre cette évidence pour toutes les temae.
5. Douceurs 甘
Réajuster le timing là où cela est nécessaire : il y a toujours trop peu de temps entre l’invitation à manger la sucrerie et l’arrivée du bol pour l’invité qui doit se presser d’engouffrer sa gourmandise sans pouvoir l’apprécier à son rythme. On pourrait inviter à la dégustation dès le début de la temae. Mais un problème survient alors : cela empêche l’invité d’entrer dans la transe puisqu’il doit faire deux choses à la fois (manger / contempler, se connecter).
Proposition : manger le gâteau, avec l’hôte, dans un temps spécifique détendu – avant la temae. Moment de partage du sucré, symbolique du partage des douceurs de la vie. Ce partage peut catalyser la communion dans la transe et est conforme avec l’esprit du ichi-za (suspension des hiérarchies sociales dans la pièce de thé où tous les présents sont assis au même niveau).
6. Saluts 礼
Conserver les éléments même étrangers qui nous relient au plus grand, au plus noble. Les saluts, qui pourraient paraître obséquieux ou exotiques pour des non-japonais, devraient être repris par toutes les cultures du monde.
7. Usages 合
Supprimer les éléments qui sont trop spécifiquement liés à la culture japonaise : hors du Japon, l’éventail comme substitut du sabre est une référence soit trop météorologiquement ancrée (et ignore alors le contexte local) soit trop violente. Il faut en finir avec l’imaginaire bushi.
8. Tenue 作務衣
Réfléchir à une tenue qui ne fasse pas exotique tout en étant cérémonieuse : les chaussettes blanches sont trop minimalistes. Jean et tenue de sport sont rigoureusement à proscrire. Peut-être la clé est-elle dans la suppression ou la réduction de la couleur (sauf, comme pour les kimonos féminins, s’ils célèbrent la saison ou s’ils ont été choisis pour leur nature cérémonieuse). Le costume noir occidental régulièrement utilisé par les japonais pour le thé ne fait pas si étrange que cela. Une chemise blanche associée à un haut noir pourrait produire l’effet requis.
Il ne serait pas absurde d’adopter le samue, qui est unisexe, beau, raisonnable en prix, peut être porté par dessus d’autres vêtements, est connecté au sacré et au profane (vêtement – de travail – des moines). Le samue a également dans l’imaginaire contemporain une tonalité jedi qui lui permettrait d’être adopté facilement.
9. Intensité 強
Ajouter du sens, de l’intensité, partout où cela est possible.
Proposition : tracer un caractère (ou un mot) dans le macha au fond du bol, de la pointe du chashaku, à la façon des traits omote. Prendre conscience alors de la portée du caractère tracé.
10. Réveil 警策
Que faire des bruits « secs » (claquage du fukusa chez Omote, « poc » du hishaku sur le futaoki en bambou) ? Il y a à la fois une beauté ranimante, revivifiante, dans ses bruits et simultanément une trace de violence, un hiatus dans le flow d’un environnement où toutes les perceptions sont adoucies. Les éviter ? Les conserver pour leur fonction de kyosaku-警策 ?
11. Énergie 気
L’énergie de notre temps. Ce n’est pas la même chose que de bouillir l’eau au charbon dans une civilisation qui ne connaît pas l’électricité, et utiliser ce moyen quand il n’est plus l’évidence du quotidien mais une rareté exotique. La sophistication et la beauté d’un sumi temae quand le feu est le seul médium de chauffe sont remplacées par une vibration de carnaval dans des habitats au double-vitrage. Le caractère élémentaire du feu – dans sa version charbon qui ne fume pas ni ne met en danger – , la nostalgie primale qu’il suscite en nous en saturant tous nos sens, est un catalyseur puissant de la transe. Mais s’il devient une préciosité non naturelle, s’il devient un embarras contraint qui réclame des lieux spécifiques auxquels personne n’a accès, a-t-il vraiment sa place pour un thé contemporain courant quand l’enjeu est d’en promouvoir la valeur universelle ?
Les résistances électriques habillées de plastique laid pour simuler le charbon avec leur cordon 110v des années 50, les plaques chauffantes plus récentes avec leur ventilateur au bruit hideux, les réchauds à gaz de camping ou à alcool à brûler qui pue ne sont, cela va de soi, pas des options à conserver. Il nous convient d’inventer un mode de chauffe à la fois pratique, silencieux et beau. Capable de porter du symbole. Par exemple un dispositif électrique rechargeable dont on pourrait dire : « l’eau bout grâce au soleil de tel lieu, à tel jour; ou grâce au vent d’ici, la nuit dernière, etc ». Créer un « vent dans les pins » avec un authentique vent dans les pins.
12. Vouvoiement 丁寧
Proposition polémique : le vouvoiement comme chaussettes blanches du langage.
Une cérémonie requiert un degré suffisant de formalisme pour sortir de l’ordinaire. Elle permet de nous reconnecter à une part noble, distinguée, honorante, de nous-même et d’interagir avec autrui sur ce registre. Cette proposition consiste à choisir délibérément d’utiliser le vouvoiement, pour toutes les activités liées au thé (leçons, préparations, temae), en court-circuitant les effets de distance guindée et de hiérarchie sociale qu’il pourrait impliquer, et en s’accordant sur le fait que ce registre d’échange, partie prenante du rituel, vise quelque chose de plus grand en nous, une part qui nous dépasse et à laquelle la cérémonie nous donne accès. Il y a dans le tutoiement sans-culotte, un effet d’agrégation, de dissolution dans la meute rassurante. Le vouvoiement (les Japonais utilisent lors du thé leur registre de politesse le plus élevé à la limite du désuet) réinstitue l’individu dans une certaine forme de solitude mais qui a justement à voir avec l’expérience de l’accueil du singulier et du plus-grand-que-soi qui devrait être la finalité de cette voie. Le vouvoiement est alors, non pas une minoration d’un lien chaleureux, affectueux, mais à l’inverse sa sublimation. Un pas-de-deux esthétique joyeux. Une expérience existentielle.
Questions non-triviales : comment s’adressent les apprenants d’une leçon de thé entre eux, surtout s’ils sont proches ? Peut-on faire des aller-retours tutoiement/vouvoiement sans que cela devienne affecté, artificiel ?
13. Solaire 明
Du wabi défensif à l’élémentaire solaire ?
Quels sont les éléments constitutifs de l’esthétique wabi-sabi au cœur de la cérémonie japonaise du thé qui ont vocation universelle ? Quels sont ceux qui peuvent être assimilables par toutes cultures, à toutes époques ? Quels sont ceux qui relèvent au contraire d’accidents arbitraires de l’histoire et de la géographie du Japon et sont indissociables de sa construction identitaire spécifique ? La beauté wabi contient-elle des postures, des effets « non-sains » (qu’on ne souhaiteraient pas à ceux qu’on aime) qu’il convient de repérer et d’isoler comme tels pour lui permettre de toucher, dans le futur, le plus grand nombre ?
Le wabi (le rustique, le dépouillé, le modeste, le patiné) est-il indissociablement lié au sabi (le solitaire silencieux sombre) ? (私美 peut-elle être 悲し ?)
La célébration esthétique de l’impermanence (de l’accidenté, de la stigmate) n’est-elle pas un mécanisme de défense post-traumatique qui fige dans un deuil permanent, dans une dépression à bas-bruit, une anticipation continue de l’imminence de la mort ?
Ou encore et avec une provocation intentionnelle : la cérémonie du thé à la japonaise est-elle pour beaucoup un effet, une source d’austérité gratuite, de spleen rationalisant, d’angoisse refoulée ? Un violoncelliste qui ne jouerait exclusivement que les suites de Bach n’aurait-il pas de bonnes raisons de sombrer dans l’alcoolisme ?
Les Japonais se devaient pour des raisons d’identité nationale de se démarquer de l’esthétique virtuose, ornementée, démonstrative du continent. Les catastrophes naturelles, l’inquiétude quotidienne provoquée par les tremblements de terre permanents, les cicatrices collectives de longues guerres civiles où le pouvoir n’est pas celui de la cour impériale comme au temps de Heian, mais aux mains de chefs militaires perpétuellement inquiets pour leur survie, tous ces éléments et d’autres ont résonné avec les propositions de dépouillement du zen et ont abouti au wabicha de Rikyu cristallisé pour les riches et les puissants de son temps requis de valider constamment une pyramide hiérarchique rigide. Comment pourraient se reconnaître dans ce miroir les êtres humains qui ont la chance de ne pas subir la même gravité, les mêmes contraintes historiques et sociales ?
Quand on a été ému aux larmes par un tokonoma, par une temae d’été ou d’hiver, sans chichi, au bord d’un jardin au raffinement inimaginable en Occident, on sait pourtant qu’existe dans ce dispositif une joie qui mérite d’être partagée par tous. Cette joie a traversé les frontières et les époques. Elle peut en franchir d’autres.
Hypothèse : une transe rituelle légère n’a pas besoin du sombre, d’un contrôle obsessionnel défensif. Les formes larges, ouvertes, chaleureuses des bols de Koetsu témoignent de la possibilité d’un thé solaire. Qui reste à créer.
Le wabi libéré du sabi se trouve peut-être dans l’élémentaire : cette émotion que nous avons autour d’un feu de camp en forêt, face à une physique pré-atomiste – la terre, le feu, l’eau, le métal, le végétal. Une simplicité hors-temps, peut-être reliée aux empreintes fantômes de l’histoire du genre humain, sur cent mille ans, en nous. Sublimée dans un protocole souple, joueur, souriant.
Comment un thé qui ne viendrait pas avec un vrai sourire pourrait-il être un thé ?
14. Jazz 遊
Imaginer un pianiste qui ne s’autoriserait à jouer que sur un octave, et uniquement sur les touches blanches. Imaginer ce que serait la musique si toutes les partitions – notamment les plus belles -, si les meilleurs enregistrements, étaient indisponibles.
Quatre-vingt-dix-neuf pour cent du thé contemporain se réduit à hakobi usucha alors qu’il y aurait jusqu’à 800 temae différentes chez Urasenke. Dans toutes les écoles actuelles, une grande partie des procédures à l’origine de sadô n’est plus enseignée, si ce n’est à titre de curiosité historique, pour la raison que le contexte qui les justifierait ne se produit plus : les meibutsu sont dans les musées; la cour et ses nobles, une institution du passé.
Surprise récente également de découvrir qu’une partie des temae a été conçue de façon binaire en miroir inversé (tourner l’objet dans un sens ou dans un autre, poser le couvercle à l’endroit ou à l’envers) dans le seul but de différencier les karamono des wamono, les ustensiles venant de Chine et de Corée de ceux créés au Japon.
Le seul critère qui devrait importer dans la voie du thé, c’est la beauté, l’émotion. Pas un héritage arbitraire d’un passé révolu. Pas le narcissisme des petites différences ou la collectionnite virtuose démonstrative. Certainement pas la vanité nationaliste.
Le bon sens serait donc de toujours pouvoir avoir accès à un répertoire illustré de tous les gestes de toutes les écoles. Y compris des gestes supposés secrets qui ne servent qu’à justifier un business sectaire (hiérarchie et soumission, fidélité et dépendance).
L’idéal serait de pouvoir puiser librement dans cette grammaire pour maximiser librement la beauté.
Si une encyclopédie de ce type existait, il est probable que bon nombre de gestes et de procédures disparaitraient. Quand il existe plusieurs variations d’une même séquence, il est la plupart du temps possible de trouver des critères argumentables pour les classer et sélectionner la plus optimale, la plus élégante.
Certes si l’on préfère Chopin à Bach, les critères ne seront pas les mêmes. Mais il est alors possible de s’accorder sur le fait que telle pièce de Chopin est supérieure à telle autre. Ce qui conduirait à ne plus jouer la moins intense.
Tout praticien de thé devrait pouvoir utiliser le plateau qu’il souhaite pour le cha-ire qu’il souhaite, choisir le kanji qu’il souhaite pour purifier ce plateau, choisir un pliage de fukusa « so » s’il n’aime pas la boule « gyo » ou le carré « shin », faire reposer systématiquement le chashaku en diagonal sur le cha-ire s’il aime cette forme, utiliser comme un espace calligraphique le tatami pour le haiken sans être contraint par cette règle ou telle autre.
Le thé devrait être un espace de jeu, d’invention, de plaisir, d’expression. Pas une opération standardisée de l’appendicite.
15. Douleur 痛
La douleur n’a pas sa place dans le thé.
On ne peut pas accueillir en souffrant. On ne peut pas recevoir en souffrant. Cette évidence ne va pas de soi au Japon où la culture du sacrifice, où la fierté dans sa capacité à endurer sont des valeurs sociales tellement intériorisées qu’elles sont devenues la jauge de l’estime de soi.
La position assise en seiza crée mécaniquement de la souffrance. Même pour les maitres japonais qui enseignent immobiles huit heures par jour toute la semaine durant. Un étranger non entraîné depuis l’enfance, et sans le support d’un kimono soutenant sa posture, souffre au bout de quinze minutes, s’agite au bout de vingt, ne tient plus au bout de trente, et risque de renverser sur les invités le kensui plein d’eau verte en se relevant sans des précautions de nonagénaires qui rendent visible sa souffrance.
Il n’y a aucun plaisir à offrir un koicha en anticipant qu’à partir du retour du bol on commencera à être obnubilé par ses genoux et ses chevilles : on bâcle le final de ce qui devrait être un moment de partage libre de tout compte-minutes. Personne ne devrait pester mentalement contre la présence de plusieurs invités. Aucun invité ne devrait prier pour l’accélération du haiken. Aucun élève ne devrait vouloir raccourcir sa leçon.
Une activité où tous les participants souhaitent secrètement, conjointement, en accélérer l’épilogue contient un vice fondamental.
D’autant qu’il semblerait que la fixation du seiza comme seule posture japonaise digne de ce nom soit récente et liée à la construction de l’imaginaire national sous Meiji.
Mais que faire ? Les zabuton, les carrés hausse-fesses, les ingénieuses mini-chaises pliantes invisibles ou les sièges apportés pour les grand-mères et les gaijin, les temae raccourcies façon ireko 「入子点」, l’entraînement régulier, n’apportent pas de solution satisfaisante au problème dont tout le monde se plaint.
Les temae occidentalisées sur table, laides, font perdre au thé sa nature cérémonielle, élémentaire, son âme-tronc. Toute cérémonie impliquerait-elle un sacrifice ? Le thé requiert-il de payer de soi ? La douleur serait-elle consubstantielle au sadô ?
Faut-il imaginer explorer un dispositif architectural façon kotatsu ? Accepter, requérir, que tous, l’hôte comme ses invités, puissent passer tranquillement, selon les temps forts de la cérémonie, selon les besoins et l’âge de leur corps, d’un seiza à une position libre choisie (jambes croisées, un genou levé, les jambes sur le côté, ou pourquoi pas double-lotus ou zazen avec des supports rehaussant ad hoc) et retour ?
Je n’ai pas de réponse à ces questions.
16. Dédier 供
La cérémonie du thé « japonaise » pourrait être née du kencha-献茶 : le thé préparé et offert aux dieux (bouddha, kami…) ou au souvenir d’un disparu.
Ce n’est pas le thé des compétitions et des dégustations à l’aveugle des cours impériales.
Il est orienté vers un non-présent, vers un plus grand. Il y a une présence plus large, un réseau de goen-ご縁 plus étendu que celui des seuls participants.
Un thé qui ne serait que Ichigo-Ichié-一期一会 manquerait une dimension fondamentale de la cérémonie du thé. La cérémonie implique un tiers, quand bien même ce tiers serait une simple abstraction (la nature, la saison, la santé, l’issue heureuse d’un problème collectif, etc).
C’est pourquoi pendant le premier temps du partage du sucré où l’on parle encore, l’hôte annoncera à qui ou à quoi il dédie sa temae.
Cela permet d’éviter la tension que peut produire le face-à-face entre deux individus (ou entre l’hôte et le « groupe » des invités).
Le thé n’est pas un hôte offrant un macha à un invité.
C’est un plus-grand-que-l’hôte qui offre une adresse, une intention positive, à un plus-grand-que-l’invité – tout en accueillant ce dernier spécifiquement.
La complicité partagée dans ce plus-grand permet, déclenche, approfondit les sourires, la prise de conscience de la valeur du moment de thé.
La dédicace de l’hôte se manifestera évidemment aussi dans le choix des ustensiles et la préparation du tokonoma. L’hôte pourra expliquer les liens entre les choix de son setting et la dédicace au moment du sucré. Ou dans l’après-temae. Ou bien sûr ne rien dire si les mots atténueraient la complicité ou la dédicace.
17. Piloter 按針
La transe requiert un flow de la part de l’hôte.
Il doit connaître sa temae sans qu’aucune hésitation ne l’arrête.
C’est le pré-requis.
L’émotion qu’il produit aura une origine différente si l’invité ne connaît rien au thé ou si c’est un praticien lui-même.
Si l’invité est totalement novice, alors la nouveauté absolue, étrange, de l’expérience, constituera la source principale, bouleversante, de son émotion.
Si l’invité pratique le thé, alors son émotion viendra surtout des micro-variations entre le flow qu’il connait et celui auquel il assiste :
– l’exécution fluide de la séquence
– l’élégance, la beauté intrinsèque de chaque geste (et notamment l’un des plus délicats : les déplacements).
– la personnalité, le chromatisme particulier de l’exécution de la partition.
– le goût du thé qu’il boit. Il est fascinant de constater à quel point un thé, produit avec le même matcha, la même eau, le même bol, le même chasen peut être insipide ou délicieux selon qui le prépare. Mais même insipide c’est le point le moins important dans l’évaluation de l’expérience. Le thé n’est toujours qu’un prétexte dans la cérémonie. La boisson n’intervient que comme simple bonus.
Imaginons un hôte à la séquence hyperfluide, aux gestes élégants, au thé bon, avec une intégration fine de sa dédicace dans son setting et son accueil spécifique de l’invité.
Il y manquera cependant l’essentiel s’il ne pilote pas.
Piloter implique de surprendre. Tromper l’expectative. Le thé comme art, exactement comme l’interprétation par un pianiste d’une partition que l’on connaît par cœur, consiste à doser cette surprise qui n’a aucun sens si elle est stratégiquement placée pour elle-même : la surprise ne doit pas être un effet de surprise. Piloter, interpréter, c’est assumer le choix de placer l’accent, la lumière sur un élément, un motif qui est habituellement noyé dans le flow.
La syncope, briser délibérément le tempo, est un outil possible pour délinéer, appuyer, ce que l’on souhaite mettre en valeur – et qui doit avoir un sens. C’est un outil délicat car s’il interrompt le flow, il détruit l’unité du morceau. La surprise ne peut pas venir de l’expulsion, d’une forme de brutalité faite à l’attente de l’invité.
Piloter implique un « faites-moi confiance ». D’allumer sa lampe de poche et d’éclairer le plafond. De zoomer, recadrer. D’exposer sa sensibilité, sa façon particulière de percevoir, de goûter, d’apprécier le monde.
Piloter implique d’identifier son humeur. Et d’interpréter sans la trahir. En l’utilisant comme ressource.
On peut accueillir avec tristesse. Mais sans transmettre la tristesse. L’émotion produite viendra du « regardez, je vous ouvre mon cœur, je suis triste ». Une complicité dans l’expérience humaine. Comme lorsqu’on est joyeux dans sa vie et qu’on écoute pourtant une chanson qui étreint.
Piloter implique d’assumer, le temps du thé, un rôle de leader. Ce n’est pas une opération simple la première fois pour une personne dont l’histoire personnelle, les scripts sociaux, ont régulé ses interactions sur un mode effacé.
Une jeune femme d’un milieu modeste au père intimidant doit piloter un thé servi à un professeur expérimenté, riche et imposant. Pendant la séquence, elle n’est plus son identité sociale. Elle est une princesse, une impératrice, la gardienne en chef d’un rituel millénaire, une soliste sur une grande scène. C’est elle qui choisit, officie et guide. Tous les complexes qu’elle a tous les jours devant sa glace sont laissés dans le couloir. Son menton et ses épaules habituellement rentrées comme pour s’excuser, font place à un port de reine. Son pas est sûr. Elle se déplace dans un espace où le poids des choses ne l’atteint pas. Si elle n’est pas soleil (fût-elle soleil noir de la mélancolie) alors elle n’est pas thé.
Cet exemple peut se décliner pour tous le sexes, tous les contextes : un vieux petit fonctionnaire et la brillante DRH qui pourrait décider de la vie de sa famille.
Le thé comme l’art de piloter.
Stéphane Barbery
v1.7 du 28 juin 2020
Structure d’une temae mugoncha-無言茶
- Partage du sucré. L’hôte déguste avec les invités les sucreries et échange de façon détendue avec eux pour neutraliser les préventions et les stress, notamment pour les invités qui n’ont pas d’expérience de la cérémonie. Il explique les règles simples de la temae (la structure en trois temps, l’absence de paroles et d’appréciation des objets pendant la temae, puis la reprise lors du troisième temps). Il annonce clairement à qui (ou à quoi) il dédie sa temae.
- Temae strictement silencieuse. Si un invité a un doute, il peut demander par geste et il lui sera répondu de même. Tout incident (interruption par un élément extérieur, imprévu…) est intégré au flow silencieux de la temae. Temae strictement sans appréciation-拝見 ni sans interactions entre les invités dont toute l’attention doit être réservée à la temae de l’hôte.
- Reprise légère et détendue avec présentation des objets, à la demande. Si la temae a été particulièrement forte et précieuse, il est possible d’abréger (ou même d’omettre) ce troisième temps ou de laisser passer un moment de respiration avant de l’initier. Si les mots reviennent trop et et trop vite, ils font intrusion et annulent la méditation partagée.