proust

« cher K. sensei.
vous savez que je considère vos chabana-茶花 comme des oeuvres majeures. vous me dites que dans toutes les traductions japonaises et anglaises que vous avez testées, proust vous tombe des mains après 70 pages.
si vous saviez comme je vous comprends.
seule la lecture par la comédie française que j’écoute en façonnant mes bols me permet d’accéder au texte.
voici les passages qui pourraient peut-être toucher l’âme japonaise que sublime votre art.

je mettrai pour vous ce fichier à jour au fil de mes découvertes.
il y est question de fleurs. et de fruits.
bien à vous
kuma
« 

I.

Un jour que, pour l’anniversaire de la princesse de Parme (et parce qu’elle pouvait souvent être indirectement agréable à Odette en lui faisant avoir des places pour des galas, des jubilés), il avait voulu lui envoyer des fruits, ne sachant pas trop comment les commander, il en avait chargé une cousine de sa mère qui, ravie de faire une commission pour lui, lui avait écrit, en lui rendant compte qu’elle n’avait pas pris tous les fruits au même endroit, mais les raisins chez Crapote dont c’est la spécialité, les fraises chez Jauret, les poires chez Chevet, où elles étaient plus belles, etc. « chaque fruit visité et examiné un par un par moi ». Et en effet, par les remerciements de la princesse, il avait pu juger du parfum des fraises et du moelleux des poires. Mais surtout le « chaque fruit visité et examiné un par un par moi » avait été un apaisement à sa souffrance, en emmenant sa conscience dans une région où il se rendait rarement, bien qu’elle lui appartînt comme héritier d’une famille de riche et bonne bourgeoisie où s’étaient conservés héréditairement, tout prêts à être mis à son service dès qu’il le souhaitait, la connaissance des « bonnes adresses » et l’art de savoir bien faire une commande. I.126

C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement dans l’église, si sainte, mais où nous avions le droit d’entrer, posées sur l’autel même, inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu’enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d’une blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l’ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut s’ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d’étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu’en suivant, qu’en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l’imaginais comme si ç’avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d’une blanche jeune fille, distraite et vive. I. 154

Quand, au moment de quitter l’église, je m’agenouillai devant l’autel, je sentis tout d’un coup, en me relevant, s’échapper des aubépines une odeur amère et douce d’amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait être cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le goût d’une frangipane, ou sous leurs taches de rousseur celui des joues de Mlle Vinteuil. Malgré la silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente ardeur était comme le murmure de leur vie intense dont l’autel vibrait ainsi qu’une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irritant, d’insectes aujourd’hui métamorphosés en fleurs. I. 156

Je le trouvai tout bourdonnant de l’odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d’elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s’il venait de traverser une verrière ; leur parfum s’étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j’eusse été devant l’autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d’un air distrait son étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s’épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu’un souffle défait. I. 188

À intervalles symétriques, au milieu de l’inimitable ornementation de leurs feuilles qu’on ne peut confondre avec la feuille d’aucun autre arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pétales de satin blanc ou suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants boutons. C’est du côté de Méséglise que j’ai remarqué pour la première fois l’ombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillée, et aussi ces soies d’or impalpable que le couchant tisse obliquement sous les feuilles, et que je voyais mon père interrompre de sa canne sans les faire jamais dévier. I. 198

Elle trouvait à tous ses bibelots chinois des formes « amusantes », et aussi aux orchidées, aux catleyas surtout, qui étaient, avec les chrysanthèmes, ses fleurs préférées, parce qu’ils avaient le grand mérite de ne pas ressembler à des fleurs, mais d’être en soie, en satin. « Celle-là a l’air d’être découpée dans la doublure de mon manteau », dit-elle à Swann en lui montrant une orchidée, avec une nuance d’estime pour cette fleur si « chic », pour cette sœur élégante et imprévue que la nature lui donnait, si loin d’elle dans l’échelle des êtres et pourtant raffinée, plus digne que bien des femmes qu’elle lui fît une place dans son salon. En lui montrant tour à tour des chimères à langues de feu décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d’un bouquet d’orchidées, un dromadaire d’argent niellé aux yeux incrustés de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade, elle affectait tour à tour d’avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la cocasserie des monstres, de rougir de l’indécence des fleurs et d’éprouver un irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire et le crapaud qu’elle appelait : « chéris ». Et ces affectations contrastaient avec la sincérité de certaines de ses dévotions, notamment à Notre-Dame du Laghet qui l’avait jadis, quand elle habitait Nice, guérie d’une maladie mortelle, et dont elle portait toujours sur elle une médaille d’or à laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites. Ib12

II

C’est que, pas plus que ce n’est le désir de devenir célèbre, mais l’habitude d’être laborieux, qui nous permet de produire une œuvre, ce n’est l’allégresse du moment présent, mais les sages réflexions du passé, qui nous aident à préserver le futur. II. 63

Elle s’était éloignée ; de l’atelier on ne la voyait plus. Je pensai qu’elle était allée rejoindre ses amies sur la digue. Si j’avais pu m’y trouver avec Elstir, j’eusse fait leur connaissance. J’inventai mille prétextes pour qu’il consentît à venir faire un tour de plage avec moi. Je n’avais plus le même calme qu’avant l’apparition de la jeune fille dans le cadre de la petite fenêtre si charmante jusque-là sous ses chèvrefeuilles et maintenant bien vide. Elstir me causa une joie mêlée de torture en me disant qu’il ferait quelques pas avec moi, mais qu’il était obligé de terminer d’abord le morceau qu’il était en train de peindre. C’était des fleurs, mais pas de celles dont j’eusse mieux aimé lui commander le portrait que celui d’une personne, afin d’apprendre par la révélation de son génie ce que j’avais si souvent cherché en vain devant elles — aubépines, épines roses, bluets, fleurs de pommier. Elstir tout en peignant me parlait de botanique, mais je ne l’écoutais guère ; il ne se suffisait plus à lui-même, il n’était plus que l’intermédiaire nécessaire entre ces jeunes filles et moi ; le prestige que, quelques instants encore auparavant, lui donnait pour moi son talent, ne valait plus qu’en tant qu’il m’en conférait un peu à moi-même aux yeux de la petite bande à qui je serais présenté par lui. II. 102

il achètera une maison de campagne dans un pays où la brume atténue la lumière ; il passera de longues heures à regarder des femmes se baigner ; il collectionnera les belles étoffes. Et ainsi la beauté de la vie, mot en quelque sorte dépourvu de signification, stade situé en deçà de l’art et auquel j’avais vu s’arrêter Swann, était celui où par ralentissement du génie créateur, idolâtrie des formes qui l’avaient favorisé, désir du moindre effort, devait un jour rétrograder peu à peu un Elstir. II. 107

Sa calèche s’était arrêtée devant l’hôtel, un valet de pied était venu parler au directeur, était retourné à la voiture et avait rapporté des fruits merveilleux (qui unissaient dans une seule corbeille, comme la baie elle-même, diverses saisons), avec une carte : « La princesse de Luxembourg », où étaient écrits quelques mots au crayon. À quel voyageur princier demeurant ici incognito, pouvaient être destinés ces prunes glauques, lumineuses et sphériques comme était à ce moment-là la rotondité de la mer, ces raisins transparents suspendus au bois desséché comme une claire journée d’automne, ces poires d’un outremer céleste ? Car ce ne pouvait être à l’amie de ma grand’mère que la princesse avait voulu faire visite. Pourtant le lendemain soir Mme de Villeparisis nous envoya la grappe de raisins fraîche et dorée et des prunes et des poires que nous reconnûmes aussi, quoique les prunes eussent passé, comme la mer à l’heure de notre dîner, au mauve et que dans l’outremer des poires flottassent quelques formes de nuages roses. II

Depuis que j’en avais vu dans des aquarelles d’Elstir, je cherchais à retrouver dans la réalité, j’aimais comme quelque chose de poétique, le geste interrompu des couteaux encore de travers, la rondeur bombée d’une serviette défaite où le soleil intercale un morceau de velours jaune, le verre à demi vidé qui montre mieux ainsi le noble évasement de ses formes, et au fond de son vitrage translucide et pareil à une condensation du jour, un reste de vin sombre, mais scintillant de lumières, le déplacement des volumes, la transmutation des liquides par l’éclairage, l’altération des prunes qui passent du vert au bleu et du bleu à l’or dans le compotier déjà à demi dépouillé, la promenade des chaises vieillottes qui deux fois par jour viennent s’installer autour de la nappe dressée sur la table ainsi que sur un autel où sont célébrées les fêtes de la gourmandise, et sur laquelle au fond des huîtres quelques gouttes d’eau lustrale restent comme dans de petits bénitiers de pierre ; j’essayais de trouver la beauté là où je ne m’étais jamais figuré qu’elle fût, dans les choses les plus usuelles, dans la vie profonde des « natures mortes ». II. 128

Nous partions ; quelque temps après avoir contourné la station du chemin de fer nous entrions dans une route campagnarde qui me devint bientôt aussi familière que celles de Combray, depuis le coude où elle s’amorçait entre des clos charmants jusqu’au tournant où nous la quittions et qui avait de chaque côté des terres labourées. Au milieu d’elles, on voyait çà et là un pommier, privé il est vrai de ses fleurs et ne portant plus qu’un bouquet de pistils, mais qui suffisait à m’enchanter parce que je reconnaissais ces feuilles inimitables dont la large étendue, comme le tapis d’estrade d’une fête nuptiale maintenant terminée, avait été tout récemment foulée par la traîne de satin blanc des fleurs rougissantes.

Combien de fois à Paris, dans le mois de mai de l’année suivante, il m’arriva d’acheter une branche de pommier chez le fleuriste et de passer ensuite la nuit devant ses fleurs où s’épanouissait la même essence crémeuse qui poudrait encore de son écume les bourgeons des feuilles et entre les blanches corolles desquelles il semblait que ce fût le marchand qui, par générosité envers moi, par goût inventif aussi et contraste ingénieux, eût ajouté de chaque côté, en surplus, un seyant bouton rose ; je les regardais, je les faisais poser sous ma lampe — si longtemps que j’étais souvent encore là quand l’aurore leur apportait la même rougeur qu’elle devait faire en même temps à Balbec — et je cherchais à les reporter sur cette route par l’imagination, à les multiplier, à les étendre dans le cadre préparé, sur la toile toute prête de ces clos dont je savais le dessin par cœur — et que j’aurais tant voulu, qu’un jour je devais revoir — au moment où avec la verve ravissante du génie, le printemps couvre leur canevas de ses couleurs. II. 133

Je ne pouvais plus mépriser les modistes puisque Elstir m’avait dit que le geste délicat par lequel elles donnent un dernier chiffonnement, une suprême caresse aux nœuds ou aux plumes d’un chapeau terminé, l’intéresserait autant à rendre que celui des jockeys (ce qui avait ravi Albertine). II. 168

Tout d’un coup dans le petit chemin creux, je m’arrêtai touché au cœur par un doux souvenir d’enfance : je venais de reconnaître, aux feuilles découpées et brillantes qui s’avançaient sur le seuil, un buisson d’aubépines défleuries, hélas, depuis la fin du printemps. Autour de moi flottait une atmosphère d’anciens mois de Marie, d’après-midi du dimanche, de croyances, d’erreurs oubliées. J’aurais voulu la saisir. Je m’arrêtai une seconde et Andrée, avec une divination charmante, me laissa causer un instant avec les feuilles de l’arbuste. Je leur demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs de l’aubépine pareilles à de gaies jeunes filles étourdies, coquettes et pieuses. « Ces demoiselles sont parties depuis déjà longtemps », me disaient les feuilles. Et peut-être pensaient-elles que pour le grand ami d’elles que je prétendais être, je ne semblais guère renseigné sur leurs habitudes. Un grand ami, mais qui ne les avais pas revues depuis tant d’années malgré ses promesses. Et pourtant, comme Gilberte avait été mon premier amour pour une jeune fille, elles avaient été mon premier amour pour une fleur. « Oui, je sais, elles s’en vont vers la mi-juin, répondis-je, mais cela me fait plaisir de voir l’endroit qu’elles habitaient ici. Elles sont venues me voir à Combray dans ma chambre, amenées par ma mère quand j’étais malade. Et nous nous retrouvions le samedi soir au mois de Marie. Elles peuvent y aller ici ? — Oh ! naturellement ! Du reste on tient beaucoup à avoir ces demoiselles à l’église de Saint-Denis du Désert, qui est la paroisse la plus voisine. — Alors maintenant pour les voir ? — Oh ! pas avant le mois de mai de l’année prochaine. — Mais je peux être sûr qu’elles seront là ? — Régulièrement tous les ans. — Seulement je ne sais pas si je retrouverai bien la place. — Que si ! ces demoiselles sont si gaies, elles ne s’interrompent de rire que pour chanter des cantiques, de sorte qu’il n’y a pas d’erreur possible et que du bout du sentier vous reconnaîtrez leur parfum. » II. 191

Entre ceux de mes amies la coloration mettait une séparation plus profonde encore, non pas tant par la beauté variée des tons qu’elle leur fournissait, si opposés que je prenais devant Rosemonde — inondée d’un rose soufré sur lequel réagissait encore la lumière verdâtre des yeux — et devant Andrée — dont les joues blanches recevaient tant d’austère distinction de ses cheveux noirs — le même genre de plaisir que si j’avais regardé tour à tour un géranium au bord de la mer ensoleillée et un camélia dans la nuit II. 219

III

Et le nom de Guermantes d’alors est aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enfermé de l’oxygène ou un autre gaz : quand j’arrive à le crever, à en faire sortir ce qu’il contient, je respire l’air de Combray de cette année-là, de ce jour-là, mêlé d’une odeur d’aubépines agitée par le vent du coin de la place, précurseur de la pluie, qui tour à tour faisait envoler le soleil, le laissait s’étendre sur le tapis de laine rouge de la sacristie et le revêtir d’une carnation brillante, presque rose, de géranium, et de cette douceur, pour ainsi dire wagnérienne, dans l’allégresse, qui conserve tant de noblesse à la festivité. III 13

le vieux maréchal de Guermantes remplissant ma bonne d’orgueil, s’arrêtait aux Champs-Élysées en disant : « Le bel enfant ! » et sortait d’une bonbonnière de poche une pastille de chocolat. III. 14

cette terre torrentueuse où la duchesse m’apprenait à pêcher la truite et à connaître le nom des fleurs aux grappes violettes et rougeâtres qui décoraient les murs bas des enclos environnants ; III.14

Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte journée sous tes aubépines et nos pauvres lilas en écoutant les pinsons et la Vivonne qui fait comme le murmure de quelqu’un qui chuchoterait, au lieu d’entendre cette misérable sonnette de notre jeune maître qui ne reste jamais une demi-heure sans me faire courir le long de ce satané couloir. Et encore il ne trouve pas que je vais assez vite, il faudrait qu’on ait entendu avant qu’il ait sonné, et si vous êtes d’une minute en retard, il « rentre » dans des colères épouvantables. Hélas ! pauvre Combray ! peut-être que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors, je ne les sentirai plus tes belles aubépines toutes blanches. III. 20

Ayant quitté Paris où, malgré le printemps commençant, les arbres des boulevards étaient à peine pourvus de leurs premières feuilles, quand le train de ceinture nous arrêta, Saint-Loup et moi, dans le village de banlieue où habitait sa maîtresse, ce fut un émerveillement de voir chaque jardinet pavoisé par les immenses reposoirs blancs des arbres fruitiers en fleurs. C’était comme une des fêtes singulières, poétiques, éphémères et locales qu’on vient de très loin contempler à époques fixes, mais celle-là donnée par la nature. Les fleurs des cerisiers sont si étroitement collées aux branches, comme un blanc fourreau, que de loin, parmi les arbres qui n’étaient presque ni fleuris, ni feuillus, on aurait pu croire, par ce jour de soleil encore si froid, que c’était de la neige, fondue ailleurs, qui était encore restée après les arbustes. Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste cour, d’une blancheur plus vaste, plus unie, plus éclatante et comme si tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à la même date, leur première communion.
Ces villages des environs de Paris gardent encore à leurs portes des parcs du xviie et du xviiie siècle, qui furent les « folies » des intendants et des favorites. Un horticulteur avait utilisé l’un d’eux situé en contre-bas de la route pour la culture des arbres fruitiers (ou peut-être conservé simplement le dessin d’un immense verger de ce temps-là). Cultivés en quinconces, ces poiriers, plus espacés, moins avancés que ceux que j’avais vus, formaient de grands quadrilatères — séparés par des murs bas — de fleurs blanches sur chaque côté desquels la lumière venait se peindre différemment, si bien que toutes ces chambres sans toit et en plein air avaient l’air d’être celles du Palais du Soleil, tel qu’on aurait pu le retrouver dans quelque Crète ; et elles faisaient penser aussi aux chambres d’un réservoir ou de telles parties de la mer que l’homme pour quelque pêche ou ostréiculture subdivise, quand on voyait des branches, selon l’exposition, la lumière venir se jouer sur les espaliers comme sur les eaux printanières et faire déferler çà et là, étincelant parmi le treillage à claire-voie et rempli d’azur des branches, l’écume blanchissante d’une fleur ensoleillée et mousseuse.
C’était un village ancien, avec sa vieille mairie cuite et dorée devant laquelle, en guise de mâts de cocagne et d’oriflammes, trois grands poiriers étaient, comme pour une fête civique et locale, galamment pavoisés de satin blanc. III. 188-189

Pour arriver à la maison qu’elle habitait, nous longions de petits jardins, et je ne pouvais m’empêcher de m’arrêter, car ils avaient toute une floraison de cerisiers et de poiriers ; sans doute vides et inhabités hier encore comme une propriété qu’on n’a pas louée, ils étaient subitement peuplés et embellis par ces nouvelles venues arrivées de la veille et dont à travers les grillages on apercevait les belles robes blanches au coin des allées.
— Écoute, puisque je vois que tu veux regarder tout cela, être poétique, me dit Robert, attends-moi là, mon amie habite tout près, je vais aller la chercher.
En l’attendant je fis quelques pas, je passais devant de modestes jardins. Si je levais la tête, je voyais quelquefois des jeunes filles aux fenêtres, mais même en plein air et à la hauteur d’un petit étage, çà et là, souples et légères, dans leur fraîche toilette mauve, suspendues dans les feuillages, de jeunes touffes de lilas se laissaient balancer par la brise sans s’occuper du passant qui levait les yeux jusqu’à leur entresol de verdure. Je reconnaissais en elles les pelotons violets disposés à l’entrée du parc de M. Swann, passé la petite barrière blanche, dans les chauds après-midi du printemps, pour une ravissante tapisserie provinciale. Je pris un sentier qui aboutissait à une prairie. Un air froid y soufflait vif comme à Combray, mais, au milieu de la terre grasse, humide et campagnarde qui eût pu être au bord de la Vivonne, n’en avait pas moins surgi, exact au rendez-vous comme toute la bande de ses compagnons, un grand poirier blanc qui agitait en souriant et opposait au soleil, comme un rideau de lumière matérialisée et palpable, ses fleurs convulsées par la brise, mais lissées et glacées d’argent par les rayons. III. 191-192

Mme de Villeparisis, coiffée d’un bonnet de dentelles noires de l’ancien temps (qu’elle conservait avec le même instinct avisé de la couleur locale ou historique qu’un hôtelier breton qui, si parisienne que soit devenue sa clientèle, croit plus habile de faire garder à ses servantes la coiffe et les grandes manches), était assise à un petit bureau, où devant elle, à côté de ses pinceaux, de sa palette et d’une aquarelle de fleurs commencée, il y avait dans des verres, dans des soucoupes, dans des tasses, des roses mousseuses, des zinnias, des cheveux de Vénus, qu’à cause de l’affluence à ce moment-là des visites elle s’était arrêtée de peindre, et qui avaient l’air d’achalander le comptoir d’une fleuriste dans quelque estampe du xviiie siècle. IIIb14

Pour les meilleurs d’entre nous, l’étude des arts, le goût de la brocante, les collections, les jardins, ne sont que des ersatz, des succédanés, des alibis. Dans le fond de notre tonneau, comme Diogène, nous demandons un homme. Nous cultivons les bégonias, nous taillons les ifs, par pis aller, parce que les ifs et les bégonias se laissent faire. Mais nous aimerions donner notre temps à un arbuste humain, si nous étions sûrs qu’il en valût la peine. Toute la question est là ; vous devez vous connaître un peu. Valez-vous la peine ou non ? IIIb133

« Ta grand’mère pourrait peut-être aller s’asseoir, si le docteur le lui permet, dans une allée calme des Champs-Élysées, près de ce massif de lauriers devant lequel tu jouais autrefois », me dit ma mère consultant ainsi indirectement du Boulbon et de laquelle la voix prenait, à cause de cela, quelque chose de timide et de déférent qu’elle n’aurait pas eu si elle s’était adressée à moi seul. Le docteur se tourna vers ma grand’mère et, comme il n’était pas moins lettré que savant : « Allez aux Champs-Élysées, Madame, près du massif de lauriers qu’aime votre petit-fils. Le laurier vous sera salutaire. Il purifie. Après avoir exterminé le serpent Python, c’est une branche de laurier à la main qu’Apollon fit son entrée dans Delphes. Il voulait ainsi se préserver des germes mortels de la bête venimeuse. Vous voyez que le laurier est le plus ancien, le plus vénérable, et j’ajouterai — ce qui a sa valeur en thérapeutique, comme en prophylaxie — le plus beau des antiseptiques. » IIIb153

 C’est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls, mais enchaînés à un être d’un règne différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps. Quelque brigand que nous rencontrions sur une route, peut-être pourrons-nous arriver à le rendre sensible à son intérêt personnel sinon à notre malheur. Mais demander pitié à notre corps, c’est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l’eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d’être condamnés à vivre. IIIb147

 Car la médecine étant un compendium des erreurs successives et contradictoires des médecins, en appelant à soi les meilleurs d’entre eux on a grande chance d’implorer une vérité qui sera reconnue fausse quelques années plus tard. De sorte que croire à la médecine serait la suprême folie, si n’y pas croire n’en était pas une plus grande, car de cet amoncellement d’erreurs se sont dégagées à la longue quelques vérités. IIIb148

Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d’autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’œuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu’il leur doit et surtout ce qu’eux ont souffert pour le lui donner. Nous goûtons les fines musiques, les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous ne savons pas ce qu’elles ont coûté, à ceux qui les inventèrent, d’insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d’urticaires, d’asthmes, d’épilepsies, d’une angoisse de mourir qui est pire que tout cela, et que vous connaissez peut-être, Madame, ajouta-t-il en souriant à ma grand’mère, car, avouez-le, quand je suis venu, vous n’étiez pas très rassurée. Vous vous croyiez malade, dangereusement malade peut-être. Dieu sait de quelle affection vous croyiez découvrir en vous les symptômes. Et vous ne vous trompiez pas, vous les aviez. Le nervosisme est un pasticheur de génie. Il n’y a pas de maladie qu’il ne contrefasse à merveille. Il imite à s’y méprendre la dilatation des dyspeptiques, les nausées de la grossesse, l’arythmie du cardiaque, la fébricité du tuberculeux. Capable de tromper le médecin, comment ne tromperait-il pas le malade ? Ah ! ne croyez pas que je raille vos maux, je n’entreprendrais pas de les soigner si je ne savais pas les comprendre. Et, tenez, il n’y a de bonne confession que réciproque. Je vous ai dit que sans maladie nerveuse il n’est pas de grand artiste, qui plus est, ajouta-t-il en élevant gravement l’index, il n’y a pas de grand savant. J’ajouterai que, sans qu’il soit atteint lui-même de maladie nerveuse, il n’est pas, ne me faites pas dire de bon médecin, mais seulement de médecin correct des maladies nerveuses. Dans la pathologie nerveuse, un médecin qui ne dit pas trop de bêtises, c’est un malade à demi guéri, comme un critique est un poète qui ne fait plus de vers, un policier un voleur qui n’exerce plus. Moi, Madame, je ne me crois pas comme vous albuminurique, je n’ai pas la peur nerveuse de la nourriture, du grand air, mais je ne peux pas m’endormir sans m’être relevé plus de vingt fois pour voir si ma porte est fermée. Et cette maison de santé où j’ai trouvé hier un poète qui ne tournait pas le cou, j’y allais retenir une chambre, car, ceci entre nous, j’y passe mes vacances à me soigner quand j’ai augmenté mes maux en me fatiguant trop à guérir ceux des autres. IIIb156-157

Albertine me parlait peu, car elle sentait que j’étais préoccupé. Nous fîmes quelques pas à pied, sous la grotte verdâtre, quasi sous-marine, d’une épaisse futaie sur le dôme de laquelle nous entendions déferler le vent et éclabousser la pluie. J’écrasais par terre des feuilles mortes, qui s’enfonçaient dans le sol comme des coquillages, et je poussais de ma canne des châtaignes piquantes comme des oursins.
Aux branches les dernières feuilles convulsées ne suivaient le vent que de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant, elles tombaient à terre et le rattrapaient en courant. IIIc14-15

Une certitude du goût dans l’ordre non du beau mais des manières, et qui en présence d’une circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite à l’homme élégant — comme à un musicien à qui on demande de jouer un morceau inconnu — le sentiment, le mouvement qu’elle réclame et y adapter le mécanisme, la technique qui conviennent le mieux ; puis permettait à ce goût de s’exercer sans la contrainte d’aucune autre considération, dont tant de jeunes bourgeois eussent été paralysés, aussi bien par peur d’être ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances, que de paraître trop empressés à ceux de leurs amis, et que remplaçait chez Robert un dédain que certes il n’avait jamais éprouvé dans son cœur, mais qu’il avait reçu par héritage en son corps, et qui avait plié les façons de ses ancêtres à une familiarité qu’ils croyaient ne pouvoir que flatter et ravir celui à qui elle s’adressait ; enfin une noble libéralité qui, ne tenant aucun compte de tant d’avantages matériels (des dépenses à profusion dans ce restaurant avaient achevé de faire de lui, ici comme ailleurs, le client le plus à la mode et le grand favori, situation que soulignait l’empressement envers lui non pas seulement de la domesticité mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement et symboliquement trépignées, pareilles à un chemin somptueux qui ne plaisait à mon ami qu’en lui permettant de venir vers moi avec plus de grâce et de rapidité ; telles étaient les qualités, toutes essentielles à l’aristocratie, qui derrière ce corps non pas opaque et obscur comme eût été le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme à travers une œuvre d’art la puissance industrieuse, efficiente qui l’a créée, et rendaient les mouvements de cette course légère que Robert avait déroulée le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux de cavaliers sculptés sur une frise. « Hélas, eût pensé Robert, est-ce la peine que j’aie passé ma jeunesse à mépriser la naissance, à honorer seulement la justice et l’esprit, à choisir, en dehors des amis qui m’étaient imposés, des compagnons gauches et mal vêtus s’ils avaient de l’éloquence, pour que le seul être qui apparaisse en moi, dont on garde un précieux souvenir, soit non celui que ma volonté, en s’efforçant et en méritant, a modelé à ma ressemblance, mais un être qui n’est pas mon œuvre, qui n’est même pas moi, que j’ai toujours méprisé et cherché à vaincre ; est-ce la peine que j’aie aimé mon ami préféré comme je l’ai fait, pour que le plus grand plaisir qu’il trouve en moi soit celui d’y découvrir quelque chose de bien plus général que moi-même, un plaisir qui n’est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincèrement le croire, un plaisir d’amitié, mais un plaisir intellectuel et désintéressé, une sorte de plaisir d’art ? » Voilà ce que je crains aujourd’hui que Saint-Loup ait quelquefois pensé. Il s’est trompé, dans ce cas. S’il n’avait pas, comme il avait fait, aimé quelque chose de plus élevé que la souplesse innée de son corps, s’il n’avait pas été si longtemps détaché de l’orgueil nobiliaire, il y eût eu plus d’application et de lourdeur dans son agilité même, une vulgarité importante dans ses manières. Comme à Mme de Villeparisis il avait fallu beaucoup de sérieux pour qu’elle donnât dans sa conversation et dans ses Mémoires le sentiment de la frivolité, lequel est intellectuel, de même, pour que le corps de Saint-Loup fût habité par tant d’aristocratie, il fallait que celle-ci eût déserté sa pensée tendue vers de plus hauts objets, et, résorbée dans son corps, s’y fût fixée en lignes inconscientes et nobles. Par là sa distinction d’esprit n’était pas absente d’une distinction physique qui, la première faisant défaut, n’eût pas été complète. Un artiste n’a pas besoin d’exprimer directement sa pensée dans son ouvrage pour que celui-ci en reflète la qualité ; on a même pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la négation de l’athée qui trouve la création assez parfaite pour se passer d’un créateur. Et je savais bien aussi que ce n’était pas qu’une œuvre d’art que j’admirais en ce jeune cavalier déroulant le long du mur la frise de sa course ; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de Navarre et petite-fille de Charles VII) qu’il venait de quitter à mon profit, la situation de naissance et de fortune qu’il inclinait devant moi, les ancêtres dédaigneux et souples qui survivaient dans l’assurance et l’agilité, la courtoisie avec laquelle il venait disposer autour de mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n’était-ce pas comme des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j’eusse cru que nous dussions toujours être séparés, et qu’il me sacrifiait au contraire par un choix que l’on ne peut faire que dans les hauteurs de l’intelligence, avec cette liberté souveraine dont les mouvements de Robert étaient l’image et dans laquelle se réalise la parfaite amitié ? IIIc43-45

Le passé non seulement n’est pas fugace, il reste sur place. Ce n’est pas seulement des mois après le commencement d’une guerre que des lois votées sans hâte peuvent agir efficacement sur elle, ce n’est pas seulement quinze ans après un crime resté obscur qu’un magistrat peut encore trouver les éléments qui serviront à l’éclaircir ; après des siècles et des siècles, le savant qui étudie dans une région lointaine la toponymie, les coutumes des habitants, pourra saisir encore en elles telle légende bien antérieure au christianisme, déjà incomprise, sinon même oubliée au temps d’Hérodote et qui dans l’appellation donnée à une roche, dans un rite religieux, demeure au milieu du présent comme une émanation plus dense, immémoriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique, émanation de la vie de cour, sinon dans les manières souvent vulgaires de M. de Guermantes, du moins dans l’esprit qui les dirigeait. Je devais la goûter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu plus tard au salon. IIIc49

Eh bien, à ce moment de l’année, quand on invitait à dîner la duchesse de Guermantes en se pressant pour qu’elle ne fût pas déjà retenue, elle refusait pour la seule raison à laquelle un mondain n’eût jamais pensé : elle allait partir en croisière pour visiter les fjords de la Norvège, qui l’intéressaient. Les gens du monde en furent stupéfaits, et sans se soucier d’imiter la duchesse éprouvèrent pourtant de son action l’espèce de soulagement qu’on a dans Kant quand, après la démonstration la plus rigoureuse du déterminisme, on découvre qu’au-dessus du monde de la nécessité il y a celui de la liberté. IIIc 118

Par là, la duchesse différait profondément de son neveu Saint-Loup, envahi par tant d’idées et d’expressions nouvelles ; il est difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de Baudelaire, d’écrire le français exquis d’Henri IV, de sorte que la pureté même du langage de la duchesse était un signe de limitation, et qu’en elle, et l’intelligence et la sensibilité étaient restées fermées à toutes les nouveautés. Là encore l’esprit de Mme de Guermantes me plaisait justement par ce qu’il excluait (et qui composait précisément la matière de ma propre pensée) et tout ce qu’à cause de cela même il avait pu conserver, cette séduisante vigueur des corps souples qu’aucune épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n’ont altérée. Son esprit d’une formation si antérieure au mien, était pour moi l’équivalent de ce que m’avait offert la démarche des jeunes filles de la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m’offrait, domestiquée et soumise par l’amabilité, par le respect envers les valeurs spirituelles, l’énergie et le charme d’une cruelle petite fille de l’aristocratie des environs de Combray, qui, dès son enfance, montait à cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l’œil aux lapins et, aussi bien qu’elle était restée une fleur de vertu, aurait pu, tant elle avait les mêmes élégances, pas mal d’années auparavant, être la plus brillante maîtresse du prince de Sagan. Seulement elle était incapable de comprendre ce que j’avais cherché en elle — le charme du nom de Guermantes — et le petit peu que j’y avais trouvé, un reste provincial de Guermantes. Nos relations étaient-elles fondées sur un malentendu qui ne pouvait manquer de se manifester dès que mes hommages, au lieu de s’adresser à la femme relativement supérieure qu’elle se croyait être, iraient vers quelque autre femme aussi médiocre et exhalant le même charme involontaire ? Malentendu si naturel et qui existera toujours entre un jeune homme rêveur et une femme du monde, mais qui le trouble profondément, tant qu’il n’a pas encore reconnu la nature de ses facultés d’imagination et n’a pas pris son parti des déceptions inévitables qu’il doit éprouver auprès des êtres, comme au théâtre, en voyage et même en amour. IIIc147

On admira mon influence parce que je pus à l’orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite, de poire cuite. Je pris en inimitié, à cause de cela, le prince d’Agrigente qui, comme tous les gens dépourvus d’imagination, mais non d’avarice, s’émerveillent de ce que vous buvez et vous demandent la permission d’en prendre un peu. De sorte que chaque fois M. d’Agrigente, en diminuant ma ration, gâtait mon plaisir. Car ce jus de fruit n’est jamais en assez grande  quantité pour qu’il désaltère. Rien ne lasse moins que cette transposition en saveur, de la couleur d’un fruit, lequel cuit semble rétrograder vers la saison des fleurs. Empourpré comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le zéphir sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte à goutte, et M. d’Agrigente m’empêchait, régulièrement, de m’en rassasier. Malgré ces compotes, l’orangeade traditionnelle subsista comme le tilleul. IIIc161

« Quelle jolie fleur, je n’en avais jamais vu de pareille, il n’y a que vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles ! » dit la princesse de Parme qui, de peur que le général de Monserfeuil n’eût entendu la duchesse, cherchait à changer de conversation. Je reconnus une plante de l’espèce de celles qu’Elstir avait peintes devant moi.
— Je suis enchantée qu’elle vous plaise ; elles sont ravissantes, regardez leur petit tour de cou de velours mauve ; seulement, comme il peut arriver à des personnes très jolies et très bien habillées, elles ont un vilain nom et elles sentent mauvais. Malgré cela, je les aime beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, c’est qu’elles vont mourir.
— Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs coupées, dit la princesse.
— Non, répondit la duchesse en riant, mais ça revient au même, comme ce sont des dames. C’est une espèce de plantes où les dames et les messieurs ne se trouvent pas sur le même pied. Je suis comme les gens qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela je n’aurai pas de petits ! IIIc162

Je dirai à Votre Altesse que c’est Swann qui m’a toujours beaucoup parlé de botanique. Quelquefois, quand cela nous embêtait trop d’aller à un thé ou à une matinée, nous partions pour la campagne et il me montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup plus amusant que les mariages de gens, sans lunch et sans sacristie. On n’avait jamais le temps d’aller bien loin. Maintenant qu’il y a l’automobile, ce serait charmant. Malheureusement dans l’intervalle il a fait lui-même un mariage encore beaucoup plus étonnant et qui rend tout difficile. Ah ! madame, la vie est une chose affreuse, on passe son temps à faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on connaît quelqu’un avec qui on pourrait aller en voir d’intéressantes, il faut qu’il fasse le mariage de Swann. Placée entre le renoncement aux promenades botaniques et l’obligation de fréquenter une personne déshonorante, j’ai choisi la première de ces deux calamités. D’ailleurs, au fond, il n’y aurait pas besoin d’aller si loin. Il paraît que, rien que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de choses inconvenantes que la nuit… dans le bois de Boulogne ! Seulement cela ne se remarque pas parce qu’entre fleurs cela se fait très simplement, on voit une petite pluie orangée, ou bien une mouche très poussiéreuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant d’entrer dans une fleur. Et tout est consommé ! IIIc164

Les grands seigneurs sont presque les seules gens de qui on apprenne autant que des paysans ; leur conversation s’orne de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu’elles étaient habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l’argent ignore profondément. À supposer que l’aristocrate le plus modéré par ses aspirations ait fini par rattraper l’époque où il vit, sa mère, ses oncles, ses grand’tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son enfance, avec ce quepouvait être une vie presque inconnue aujourd’hui (…) Un littérateur eût de même été enchanté de leur conversation, qui eût été pour lui — car l’affamé n’a pas besoin d’un autre affamé — un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui chaque jour s’oublient davantage : des cravates à la Saint-Joseph, des enfants voués au bleu, etc., et qu’on ne trouve plus que chez ceux qui se font les aimables et bénévoles conservateurs du passé. Le plaisir que ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d’autres écrivains, un écrivain, ce plaisir n’est pas sans danger, car il risque de croire que les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter telles quelles dans son œuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui dont il se console en se disant : « C’est joli parce que c’est vrai, cela se dit ainsi. » Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. À cause de cela elles rendaient légitime, de la part de la duchesse, son hilarité devant les mots « vatique », « cosmique », « pythique », « suréminent », qu’employait Saint-Loup, — de même que devant ses meubles de chez Bing.
Malgré tout, bien différentes en cela de ce que j’avais pu ressentir devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires que j’avais entendues chez Mme de Guermantes m’étaient étrangères. IIIc205

Mais comment, Basin ? C’est-à-dire que tout le ban et l’arrière-ban sont convoqués. Ce sera une tuerie à s’assommer. Ce qui sera joli, ajouta-t-elle en regardant Swann d’un air délicat, si l’orage qu’il y a dans l’air n’éclate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous les connaissez. J’ai été là-bas, il y a un mois, au moment où les lilas étaient en fleurs, on ne peut pas se faire une idée de ce que ça pouvait être beau. Et puis le jet d’eau, enfin, c’est vraiment Versailles dans Paris. IIIc245

C’est ainsi que le professeur E… apprit ou rapprit la mort de ma grand’mère, et, je dois le dire à sa louange, qui est celle du corps médical tout entier, sans manifester, sans éprouver peut-être de satisfaction. Les erreurs des médecins sont innombrables. Ils pèchent d’habitude par optimisme quant au régime, par pessimisme quant au dénouement. « Du vin ? en quantité modérée cela ne peut vous faire du mal, c’est en somme un tonifiant… Le plaisir physique ? après tout c’est une fonction. Je vous le permets sans abus, vous m’entendez bien. L’excès en tout est un défaut. » Du coup, quelle tentation pour le malade de renoncer à ces deux résurrecteurs, l’eau et la chasteté. En revanche, si l’on a quelque chose au cœur, de l’albumine, etc., on n’en a pas pour longtemps. Volontiers, des troubles graves, mais fonctionnels, sont attribués à un cancer imaginé. Il est inutile de continuer des visites qui ne sauraient enrayer un mal inéluctable. Que le malade, livré à lui-même, s’impose alors un régime implacable, et ensuite guérisse ou tout au moins survive, le médecin, salué par lui avenue de l’Opéra quand il le croyait depuis longtemps au Père-Lachaise, verra dans ce coup de chapeau un geste de narquoise insolence. Une innocente promenade effectuée à son nez et à sa barbe ne causerait pas plus de colère au président d’assises qui, deux ans auparavant, a prononcé contre le badaud, qui semble sans crainte, une condamnation à mort. Les médecins (il ne s’agit pas de tous, bien entendu, et nous n’omettons pas, mentalement, d’admirables exceptions) sont en général plus mécontents, plus irrités de l’infirmation de leur verdict que joyeux de son exécution. C’est ce qui explique que le professeur E…, quelque satisfaction intellectuelle qu’il ressentît sans doute à voir qu’il ne s’était pas trompé, sut ne me parler que tristement du malheur qui nous avait frappés. IV 57

Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieurs étaient aussi anciens que lui, planté à l’écart, on le voyait de loin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise que la retombée plus légère de son panache pâle et frémissant. Le xviiie siècle avait épuré l’élégance de ses lignes, mais, fixant le style du jet, semblait en avoir arrêté la vie ; à cette distance on avait l’impression de l’art plutôt que la sensation de l’eau. Le nuage humide lui-même qui s’amoncelait perpétuellement à son faîte gardait le caractère de l’époque comme ceux qui dans le ciel s’assemblent autour des palais de Versailles. Mais de près on se rendait compte que, tout en respectant, comme les pierres d’un palais antique, le dessin préalablement tracé, c’était des eaux toujours nouvelles qui, s’élançant et voulant obéir aux ordres anciens de l’architecte, ne les accomplissaient exactement qu’en paraissant les violer, leurs mille bonds épars pouvant seuls donner à distance l’impression d’un unique élan. Celui-ci était en réalité aussi souvent interrompu que l’éparpillement de la chute, alors que, de loin, il m’avait paru infléchissable, dense, d’une continuité sans lacune. D’un peu près, on voyait que cette continuité, en apparence toute linéaire, était assurée à tous les points de l’ascension du jet, partout où il aurait dû se briser, par l’entrée en ligne, par la reprise latérale d’un jet parallèle qui montait plus haut que le premier et était lui-même, à une plus grande hauteur, mais déjà fatigante pour lui, relevé par un troisième. De près, des gouttes sans force retombaient de la colonne d’eau en croisant au passage leurs sœurs montantes, et, parfois déchirées, saisies dans un remous de l’air troublé par ce jaillissement sans trêve, flottaient avant d’être chavirées dans le bassin. Elles contrariaient de leurs hésitations, de leur trajet en sens inverse, et estompaient de leur molle vapeur la rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessus de soi un nuage oblong fait de mille gouttelettes, mais en apparence peint en brun doré et immuable, qui montait, infrangible, immobile, élancé et rapide, s’ajouter aux nuages du ciel. Malheureusement un coup de vent suffisait à l’envoyer obliquement sur la terre ; parfois même un simple jet désobéissant divergeait et, si elle ne s’était pas tenue à une distance respectueuse, aurait mouillé jusqu’aux moelles la foule imprudente et contemplative. IV 76

Elle habitait, dans le faubourg Saint-Germain, une vieille demeure remplie de pavillons que séparaient de petits jardins. Sous la voûte, une statuette, qu’on disait de Falconet, représentait une Source d’où, du reste, une humidité perpétuelle suintait. Un peu plus loin la concierge, toujours les yeux rouges, soit chagrin, soit neurasthénie, soit migraine, soit rhume, ne vous répondait jamais, vous faisait un geste vague indiquant que la duchesse était là et laissait tomber de ses paupières quelques gouttes au-dessus d’un bol rempli de « ne m’oubliez pas ». Le plaisir que j’avais à voir la statuette, parce qu’elle me faisait penser à un petit jardinier en plâtre qu’il y avait dans un jardin de Combray, n’était rien auprès de celui que me causait le grand escalier humide et sonore, plein d’échos, comme celui de certains établissements de bains d’autrefois, aux vases remplis de cinéraires — bleu sur bleu — dans l’antichambre, et surtout le tintement de la sonnette, qui était exactement celui de la chambre d’Eulalie.  IV194

Mme de Cambremer eût préféré aller se promener ou rester dans ses merveilleux jardins de Féterne au bas desquels le flot assoupi d’une petite baie vient mourir au milieu des fleurs. IV214

Sur la carte qu’on me remit, Mme de Cambremer avait griffonné qu’elle donnait une matinée le surlendemain. Et certes il y a seulement deux jours, si fatigué de vie mondaine que je fusse, c’eût été un vrai plaisir pour moi que de la goûter transplantée dans ces jardins où poussaient en pleine terre, grâce à l’exposition de Féterne, les figuiers, les palmiers, les plants de rosiers, jusque dans la mer souvent d’un calme et d’un bleu méditerranéens et sur laquelle le petit yacht des propriétaires allait, avant le commencement de la fête, chercher, dans les plages de l’autre côté de la baie, les invités les plus importants, servait, avec ses vélums tendus contre le soleil, quand tout le monde était arrivé, de salle à manger pour goûter, et repartait le soir reconduire ceux qu’il avait amenés. Luxe charmant, mais si coûteux que c’était en partie afin de parer aux dépenses qu’il entraînait que Mme de Cambremer avait cherché à augmenter ses revenus de différentes façons, et notamment en louant, pour la première fois, une de ses propriétés, fort différente de Féterne : la Raspelière. IV216

Mais, dès que je fus arrivé à la route, ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu, avec ma grand’mère, au mois d’août, que les feuilles et comme l’emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu’on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l’horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers comme un arrière-plan d’estampe japonaise ; si je levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarter pour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise légère mais froide faisait trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c’eût été un amateur d’exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créé cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes parce que, si loin qu’on allât dans ses effets d’art raffiné, on sentait qu’elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne comme des paysans, sur une grande route de France. Puis aux rayons du soleil succédèrent subitement ceux de la pluie ; ils zébrèrent tout l’horizon, enserrèrent la file des pommiers dans leur réseau gris. Mais ceux-ci continuaient à dresser leur beauté, fleurie et rose, dans le vent devenu glacial sous l’averse qui tombait : c’était une journée de printemps. IV233

Nous regardions la mer calme où des mouettes éparses flottaient comme des corolles blanches. À cause du niveau de simple « médium » où nous abaisse la conversation mondaine, et aussi notre désir de plaire non à l’aide de nos qualités ignorées de nous-mêmes, mais de ce que nous croyons devoir être prisé par ceux qui sont avec nous, je me mis instinctivement à parler à Mme de Cambremer, née Legrandin, de la façon qu’eut pu faire son frère. « Elles ont, dis-je, en parlant des mouettes, une immobilité et une blancheur de nymphéas. » Et en effet elles avaient l’air d’offrir un but inerte aux petits flots qui les ballottaient au point que ceux-ci, par contraste, semblaient, dans leur poursuite, animés d’une intention, prendre de la vie. IV 265

Me contentant de ce qui était un commencement de rétractation, puisque, si elle n’admirait pas encore les Poussin, elle s’ajournait pour une seconde délibération, pour ne pas la laisser plus longtemps à la torture je dis à sa belle-mère combien on m’avait parlé des fleurs admirables de Féterne. Modestement elle parla du petit jardin de curé qu’elle avait derrière et où le matin, en poussant une porte, elle allait en robe de chambre donner à manger à ses paons, chercher les œufs pondus, et cueillir des zinnias ou des roses qui, sur le chemin de table, faisant aux œufs à la crème ou aux fritures une bordure de fleurs, lui rappelaient ses allées. « C’est vrai que nous avons beaucoup de roses, me dit-elle, notre roseraie est presque un peu trop près de la maison d’habitation, il y a des jours où cela me fait mal à la tête. C’est plus agréable de la terrasse de la Raspelière où le vent apporte l’odeur des roses, mais déjà moins entêtante. » Je me tournai vers la belle-fille : « C’est tout à fait Pelléas, lui dis-je, pour contenter son goût de modernisme, cette odeur de roses montant jusqu’aux terrasses. Elle est si forte, dans la partition, que, comme j’ai le hay-fever et la rose-fever, elle me faisait éternuer chaque fois que j’entendais cette scène. » IV272

La femme avait une figure ronde comme certaines fleurs de la famille des renonculacées, et au coin de l’œil un assez large signe végétal. Et les générations des hommes gardant leurs caractères comme une famille de plantes, de même que sur la figure flétrie de la mère, le même signe, qui eût pu aider au classement d’une variété, se gonflait sous l’œil du fils. IV281

Enfin, un jardin de curé commençait à remplacer devant le château les plates-bandes qui faisaient l’orgueil non seulement des Cambremer mais de leur jardinier. Celui-ci, qui considérait les Cambremer comme ses seuls maîtres et gémissait sous le joug des Verdurin, comme si la terre eût été momentanément occupée par un envahisseur et une troupe de soudards, allait en secret porter ses doléances à la propriétaire dépossédée, s’indignait du mépris où étaient tenus ses araucarias, ses bégonias, ses joubarbes, ses dahlias doubles, et qu’on osât dans une aussi riche demeure faire pousser des fleurs aussi communes que des anthémis et des cheveux de Vénus. IVb72

 Vous avez remarqué, dit M. de Cambremer avec une tristesse que contenait quelque fermeté, il y a des toiles de Jouy qui montrent la corde, des choses tout usées dans ce salon ! — Et cette pièce d’étoffe avec ses grosses roses, comme un couvre-pied de paysanne », dit Mme de Cambremer, dont la culture toute postiche s’appliquait exclusivement à la philosophie idéaliste, à la peinture impressionniste et à la musique de Debussy. IVb105

Nous la trouvâmes un peu décoiffée, car elle arrivait du jardin, de la basse-cour et du potager, où elle était allée donner à manger à ses paons et à ses poules, chercher des œufs, cueillir des fruits et des fleurs pour « faire son chemin de table », chemin qui rappelait en petit celui du parc ; mais, sur la table, il donnait cette distinction de ne pas lui faire supporter que des choses utiles et bonnes à manger ; car, autour de ces autres présents du jardin qu’étaient les poires, les œufs battus à la neige, montaient de hautes tiges de vipérines, d’œillets, de roses et de coreopsis entre lesquels on voyait, comme entre des pieux indicateurs et fleuris, se déplacer, par le vitrage de la fenêtre, les bateaux du large. IVb177

« Est-ce qu’on ne pourrait pas enlever ceci ? » demanda M. de Charlus à Morel comme à un intermédiaire et pour ne pas s’adresser directement aux garçons. Il désignait par « ceci » trois roses fanées dont un maître d’hôtel bien intentionné avait cru devoir décorer la table. « Si…, dit Morel embarrassé. Vous n’aimez pas les roses ? — Je prouverais au contraire, par la requête en question, que je les aime, puisqu’il n’y a pas de roses ici (Morel parut surpris), mais en réalité je ne les aime pas beaucoup. Je suis assez sensible aux noms ; et dès qu’une rose est un peu belle, on apprend qu’elle s’appelle la Baronne de Rothschild ou la Maréchale Niel, ce qui jette un froid. IVb183

« Demandez au maître d’hôtel s’il a du bon chrétien. — Du bon chrétien ? je ne comprends pas. — Vous voyez bien que nous sommes au fruit, c’est une poire. Soyez sûr que Mme de Cambremer en a chez elle, car la comtesse d’Escarbagnas, qu’elle est, en avait. M. Thibaudier la lui envoie et elle dit : « Voilà du bon chrétien qui est fort beau. » — Non, je ne savais pas. — Je vois, du reste, que vous ne savez rien. Si vous n’avez même pas lu Molière… Hé bien, puisque vous ne devez pas savoir commander, plus que le reste, demandez tout simplement une poire qu’on recueille justement près d’ici, la « Louise-Bonne d’Avranches. » — Là… ? — Attendez, puisque vous êtes si gauche je vais moi-même en demander d’autres, que j’aime mieux : Maître d’hôtel, avez-vous de la Doyenné des Comices ? Charlie, vous devriez lire la page ravissante qu’a écrite sur cette poire la duchesse Émilie de Clermont-Tonnerre. — Non, Monsieur, je n’en ai pas. — Avez-vous du Triomphe de Jodoigne ? — Non, Monsieur. — De la Virginie-Dallet ? de la Passe-Colmar ? Non ? eh bien, puisque vous n’avez rien nous allons partir. La « Duchesse-d’Angoulême » n’est pas encore mûre ; allons, Charlie, partons. »  IVb187-188

Cette rencontre tenait à ce que, pour choisir des toilettes à Albertine, je m’inspirais du goût qu’elle s’était formé grâce à Elstir, lequel appréciait beaucoup une sobriété qu’on eût pu appeler britannique s’il ne s’y était allié plus de douceur, de mollesse française. Le plus souvent, les robes qu’il préférait offraient aux regards une harmonieuse combinaison de couleurs grises, comme celle de Diane de Cadignan. Il n’y avait guère que M. de Charlus pour savoir apprécier à leur véritable valeur les toilettes d’Albertine ; tout de suite ses yeux découvraient ce qui en faisait la rareté, le prix ; il n’aurait jamais dit le nom d’une étoffe pour une autre et reconnaissait le faiseur. Seulement il aimait mieux — pour les femmes — un peu plus d’éclat et de couleur que n’en tolérait Elstir. Aussi, ce soir-là, me lança-t-elle un regard moitié souriant, moitié inquiet, en courbant son petit nez rose de chatte. En effet, croisant sur sa jupe de crêpe de chine gris, sa jaquette de cheviote grise laissait croire qu’Albertine était tout en gris. Mais me faisant signe de l’aider, parce que ses manches bouffantes avaient besoin d’être aplaties ou relevées pour entrer ou retirer sa jaquette, elle ôta celle-ci, et comme ces manches étaient d’un écossais très doux, rose, bleu pâle, verdâtre, gorge-de-pigeon, ce fut comme si dans un ciel gris s’était formé un arc-en-ciel. Et elle se demandait si cela allait plaire à M. de Charlus. « Ah ! s’écria celui-ci ravi, voilà un rayon, un prisme de couleur. Je vous fais tous mes compliments. — Mais Monsieur seul en a mérité, répondit gentiment Albertine en me désignant, car elle aimait montrer ce qui lui venait de moi. — Il n’y a que les femmes qui ne savent pas s’habiller qui craignent la couleur, reprit M. de Charlus. On peut être éclatante sans vulgarité et douce sans fadeur. D’ailleurs vous n’avez pas les mêmes raisons que Mme de Cadignan de vouloir paraître détachée de la vie, car c’était l’idée qu’elle voulait inculquer à d’Arthez par cette toilette grise. » Albertine, qu’intéressait ce muet langage des robes, questionna M. de Charlus sur la princesse de Cadignan. « Oh ! c’est une nouvelle exquise, dit le baron d’un ton rêveur. Je connais le petit jardin où Diane de Cadignan se promena avec M. d’Espard. C’est celui d’une de mes cousines. IVb242-243

Tandis que Morel me parlait, je regardais avec stupéfaction les admirables livres que lui avait donnés M. de Charlus et qui encombraient la chambre. Le violoniste ayant refusé ceux qui portaient : « Je suis au baron, etc… » devise qui lui semblait insultante pour lui-même comme un signe d’appartenance, le baron, avec l’ingéniosité sentimentale où se complaît l’amour malheureux, en avait varié d’autres, provenant d’ancêtres, mais commandées au relieur selon les circonstances d’une mélancolique amitié. Quelquefois elles étaient brèves et confiantes, comme « Spes mea », ou comme « Exspectata non eludet ». Quelquefois seulement résignées, comme « J’attendrai ». Certaines galantes : « Mesmes plaisir du mestre », ou conseillant la chasteté, comme celle empruntée aux Simiane, semée de tours d’azur et de fleurs de lis et détournée de son sens : « Sustentant lilia turres ». D’autres enfin désespérées et donnant rendez-vous au ciel à celui qui n’avait pas voulu de lui sur la terre : « Manet ultima cœlo », et, trouvant trop verte la grappe qu’il ne pouvait atteindre, feignant de n’avoir pas recherché ce qu’il n’avait pas obtenu, M. de Charlus disait dans l’une : « Non mortale quod opto ». Mais je n’eus pas le temps de les voir toutes.
Si M. de Charlus, en jetant sur le papier cette lettre, avait paru en proie au démon de l’inspiration qui faisait courir sa plume, dès que Morel eut ouvert le cachet : Atavis et armis, chargé d’un léopard accompagné de deux roses de gueules, il se mit à lire avec une fièvre aussi grande qu’avait eue M. de Charlus en écrivant, et sur ces pages noircies à la diable ses regards ne couraient pas moins vite que la plume du baron. IVb256-257

Je n’avais jamais vu commencer une matinée si belle ni si douloureuse. En pensant à tous les paysages indifférents qui allaient s’illuminer et qui, la veille encore, ne m’eussent rempli que du désir de les visiter, je ne pus retenir un sanglot quand, dans un geste d’offertoire mécaniquement accompli et qui me parut symboliser le sanglant sacrifice que j’allais avoir à faire de toute joie, chaque matin, jusqu’à la fin de ma vie, renouvellement, solennellement célébré à chaque aurore, de mon chagrin quotidien et du sang de ma plaie, l’œuf d’or du soleil, comme propulsé par la rupture d’équilibre qu’amènerait au moment de la coagulation un changement de densité, barbelé de flammes comme dans les tableaux, creva d’un bond le rideau derrière lequel on le sentait depuis un moment frémissant et prêt à entrer en scène et à s’élancer, et dont il effaça sous des flots de lumière la pourpre mystérieuse et figée. IVb335

Cette fin d’après-midi-là, Mme de Guermantes m’avait donné, parce qu’elle savait que je les aimais, des seringas venus du Midi. Quand, ayant quitté la duchesse, je remontai chez moi, Albertine était rentrée ; je croisai dans l’escalier Andrée, que l’odeur si violente des fleurs que je rapportais sembla incommoder.
« Comment, vous êtes déjà rentrées ? lui dis-je. — Il n’y a qu’un instant, mais Albertine avait à écrire, elle m’a renvoyée. — Vous ne pensez pas qu’elle ait quelque projet blâmable ? — Nullement, elle écrit à sa tante, je crois, mais elle qui n’aime pas les odeurs fortes ne sera pas enchantée de vos seringas. — Alors, j’ai eu une mauvaise idée ! Je vais dire à Françoise de les mettre sur le carré de l’escalier de service. — Si vous vous imaginez qu’Albertine ne sentira pas après vous l’odeur de seringa. Avec l’odeur de la tubéreuse, c’est peut-être la plus entêtante. V66

Avant qu’Albertine m’eût obéi et m’eût laissé enlever ses souliers, j’entr’ouvrais sa chemise. Les deux petits seins haut remontés étaient si ronds qu’ils avaient moins l’air de faire partie intégrante de son corps que d’y avoir mûri comme deux fruits ; et son ventre (dissimulant la place qui chez l’homme s’enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, par deux valves d’une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l’horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses souliers, se couchait près de moi.
Ô grandes attitudes de l’Homme et de la Femme où cherchent à se joindre, dans l’innocence des premiers jours et avec l’humilité de l’argile, ce que la création a séparé, où Ève est étonnée et soumise devant l’Homme au côté de qui elle s’éveille, comme lui-même, encore seul, devant Dieu qui l’a formé. Albertine nouait ses bras derrière ses cheveux noirs, la hanche renflée, la jambe tombante en une inflexion de col de cygne qui s’allonge et se recourbe pour revenir sur lui-même. Il n’y avait que quand elle était tout à fait sur le côté qu’on voyait un certain aspect de sa figure (si bonne et si belle de face) que je ne pouvais souffrir, crochu comme en certaines caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l’âpreté au gain, la fourberie d’une espionne, dont la présence chez moi m’eût fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là. Aussitôt je prenais la figure d’Albertine dans mes mains et je la replaçais de face. V96

« ah le bigorneau, deux sous le bigorneau » (…) « les escargots, ils sont frais, ils sont beaux » (…) « On les vend six sous la douzaine… » (…) « Tond les chiens, coupe les chats, les queues et les oreilles. » (…) « Habits, marchand d’habits, ha… bits »  (…)
À la tendresse, à la verduresse
Artichauts tendres et beaux
Arti… chauts, (…) « Couteaux, ciseaux, rasoirs. » (…) « Avez-vous des scies à repasser, v’là le repasseur » (…) « Tam, tam, tam, c’est moi qui rétame, même le macadam, c’est moi qui mets des fonds partout, qui bouche tous les trous, trou, trou, trou » (…) « Amusez-vous, mesdames, v’là le plaisir. » (…) À la barque, les huîtres, à la barque. (…)« À la crevette, à la bonne crevette, j’ai de la raie toute en vie, toute en vie. — Merlans à frire, à frire. — Il arrive le maquereau, maquereau frais, maquereau nouveau. — Voilà le maquereau, mesdames, il est beau le maquereau. — À la moule fraîche et bonne, à la moule ! » (…)
À la romaine, à la romaine !
On ne la vend pas, on la promène.(…)
« J’ai de la belle asperge d’Argenteuil, j’ai de la belle asperge. » (…)« Tonneaux, tonneaux. »  (…)« Vitri, vitri-er, carreaux cassés, voilà le vitrier, vitri-er »(…)« Chiffons, ferrailles à vendre » (…)« peaux d’ la-pins. — La Valence, la belle Valence, la fraîche orange. » (…)« Voilà d’beaux poireaux » (…) « Voilà d’beaux poireaux » (…)« Voilà des carottes à deux ronds la botte. (…) « Haricots verts et tendres, haricots, v’là l’haricot vert. » (…) « Bon fromage à la cré, à la cré, bon fromage. » (…) « J’ai du beau chasselas. » (…) . V145-159

J’avais à peine le temps d’apercevoir, aussi séparé d’elles derrière la vitre de l’auto que je l’aurais été derrière la fenêtre de ma chambre, une jeune fruitière, une crémière, debout devant sa porte, illuminée par le beau temps, comme une héroïne que mon désir suffisait à engager dans des péripéties délicieuses, au seuil d’un roman que je ne connaîtrais pas. Car je ne pouvais demander à Albertine de m’arrêter, et déjà n’étaient plus visibles les jeunes femmes dont mes yeux avaient à peine distingué les traits et caressé la fraîcheur dans la blonde vapeur où elles étaient baignées. L’émotion dont je me sentais saisi en apercevant la fille d’un marchand de vins à sa caisse ou une blanchisseuse causant dans la rue était l’émotion qu’on a à reconnaître des Déesses. Depuis que l’Olympe n’existe plus, ses habitants vivent sur la terre. Et quand, faisant un tableau mythologique, les peintres ont fait poser pour Vénus ou Cérès des filles du peuple exerçant les plus vulgaires métiers, bien loin de commettre un sacrilège, ils n’ont fait que leur ajouter, que leur rendre la qualité, les attributs divins dont elles étaient dépouillées. V207

Albertine n’avait d’abord pensé qu’aux toilettes et à l’ameublement. Maintenant l’argenterie l’intéressait. Aussi avais-je interrogé M. de Charlus sur la vieille argenterie française, et cela parce que, quand nous avions fait le projet d’avoir un yacht, — projet jugé irréalisable par Albertine, et par moi-même chaque fois que, me remettant à croire à sa vertu, ma jalousie diminuant ne comprimait plus d’autres désirs où elle n’avait point de place et qui demandaient aussi de l’argent pour être satisfaits — nous avions à tout hasard, et sans qu’elle crût, d’ailleurs, que nous en aurions jamais un, demandé des conseils à Elstir. Or, tout autant que pour l’habillement des femmes, le goût du peintre était raffiné et difficile pour l’ameublement des yachts. Il n’y admettait que des meubles anglais et de vieille argenterie. Cela avait amené Albertine, depuis que nous étions revenus de Balbec, à lire des ouvrages sur l’art de l’argenterie, sur les poinçons des vieux ciseleurs. Mais la vieille argenterie — ayant été fondue par deux fois, au moment des traités d’Utrecht, quand le Roi lui-même, imité en cela par les grands seigneurs, donna sa vaisselle, et en 1789 — est rarissime. D’autre part, les orfèvres modernes ont eu beau reproduire toute cette argenterie d’après les dessins du Pont-aux-Choux, Elstir trouvait ce vieux neuf indigne d’entrer dans la demeure d’une femme de goût, fût-ce une demeure flottante. Je savais qu’Albertine avait lu la description des merveilles que Roelliers avait faites pour Mme du Barry. Elle mourait d’envie, s’il en existait encore quelques pièces, de les voir, moi de les lui donner. Elle avait même commencé de jolies collections, qu’elle installait avec un goût charmant dans une vitrine et que je ne pouvais regarder sans attendrissement et sans crainte, car l’art avec lequel elle les disposait était celui fait de patience, d’ingéniosité, de nostalgie, de besoin d’oublier, auquel se livrent les captifs. Vb208

Il me semblait même, quand je m’abandonnais à cette hypothèse où l’art serait réel, que c’était même plus que la simple joie nerveuse d’un beau temps ou d’une nuit d’opium que la musique peut rendre : une ivresse plus réelle, plus féconde, du moins à ce que je pressentais. Il n’est pas possible qu’une sculpture, une musique qui donne une émotion qu’on sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une certaine réalité spirituelle. Elle en symbolise sûrement une, pour donner cette impression de profondeur et de vérité. Ainsi rien ne ressemblait plus qu’une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j’avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers de Martainville, certains arbres d’une route de Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé.
Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait promenaient devant mon imagination, avec insistance, mais trop rapidement pour qu’elle pût l’appréhender quelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d’un géranium. Seulement, tandis que, dans le souvenir, ce vague peut être sinon approfondi, du moins précisé, grâce à un repérage de circonstances qui expliquent pourquoi une certaine saveur a pu vous rappeler des sensations lumineuses, les sensations vagues données par Vinteuil, venant non d’un souvenir, mais d’une impression (comme celle des clochers de Martainville), il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de sa musique, non une explication matérielle, mais l’équivalent profond, la fête inconnue et colorée (dont ses œuvres semblaient les fragments disjoints, les éclats aux cassures écarlates), le mode selon lequel il « entendait » et projetait hors de lui l’univers. Cette qualité inconnue d’un monde unique, et qu’aucun autre musicien ne nous avait jamais fait voir, peut-être était-ce en cela, disais-je à Albertine, qu’est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que dans le contenu de l’œuvre elle-même. Vb216

comme un coquillage auquel on ne fait plus attention quand on l’a toujours sur sa commode, une fois qu’on s’en est séparé pour le donner, ou l’ayant perdu, et qu’on pense à lui, ce qu’on ne faisait plus, elle me rappelait toute la beauté joyeuse des montagnes bleues de la mer. VI 49

Mais nous avons tout de même perdu la tête de sorte que, pour cacher notre gêne, toutes les deux, sans avoir pu nous consulter, nous avions eu la même idée : faire semblant de craindre l’odeur du seringa, que nous adorions au contraire. Vous rapportiez avec vous une longue branche de cet arbuste, ce qui me permit de détourner la tête et de cacher mon trouble. Cela ne m’empêcha pas de vous dire avec une maladresse absurde que peut-être Françoise était remontée et pourrait vous ouvrir, alors qu’une seconde avant, je venais de vous faire le mensonge que nous venions seulement de rentrer de promenade et qu’à notre arrivée Françoise n’était pas encore descendue et allait partir faire une course. Mais le malheur fut — croyant que vous aviez votre clef — d’éteindre la lumière, car nous eûmes peur qu’en remontant vous ne la vissiez se rallumer, ou du moins nous hésitâmes trop. Et pendant trois nuits Albertine ne put fermer l’œil parce qu’elle avait tout le temps peur que vous n’ayez de la méfiance et ne demandiez à Françoise pourquoi elle n’avait pas allumé avant de partir. Car Albertine vous craignait beaucoup, et par moments assurait que vous étiez fourbe, méchant, la détestant au fond. Au bout de trois jours elle comprit à votre calme que vous n’aviez rien demandé à Françoise et elle put retrouver le sommeil. Mais elle ne reprit plus ses relations avec moi, soit par peur, soit par remords, car elle prétendait vous aimer beaucoup, ou bien aimait-elle quelqu’un d’autre. En tous cas on n’a plus pu jamais parler de seringa devant elle sans qu’elle devînt écarlate et passât la main sur sa figure en pensant cacher sa rougeur. » VI 226

En somme, si ce que disait Andrée était vrai, et je n’en doutai pas d’abord, l’Albertine réelle que je découvrais, après avoir connu tant d’apparences diverses d’Albertine, différait fort peu de la fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de Balbec et qui m’avait successivement offert tant d’aspects, comme modifie tour à tour la disposition de ses édifices, jusqu’à écraser, à effacer le monument capital qu’on voyait seul dans le lointain, une ville dont on approche, mais dont finalement, quand on la connaît bien et qu’on la juge exactement, les proportions vraies étaient celles que la perspective du premier coup d’œil avait indiquées, le reste, par où on avait passé, n’étant que cette série successive de lignes de défense que tout être élève contre notre vision et qu’il faut franchir l’une après l’autre, au prix de combien de souffrances, avant d’arriver au cœur. VIb 236

Telles, les demeures disposées des deux côtés du chenal faisaient penser à des sites de la nature, mais d’une nature qui aurait créé ses œuvres avec une imagination humaine. Mais en même temps (à cause du caractère des impressions toujours urbaines que Venise donne presque en pleine mer, sur ces flots où le flux et le reflux se font sentir deux fois par jour, et qui tour à tour recouvrent à marée haute et découvrent à marée basse les magnifiques escaliers extérieurs des palais), comme nous l’eussions fait à Paris sur les boulevards, dans les Champs-Élysées, au Bois, dans toute large avenue à la mode, parmi la lumière poudroyante du soir, nous croisions les femmes les plus élégantes, presque toutes étrangères, et qui, mollement appuyées sur les coussins de leur équipage flottant, prenaient la file, s’arrêtaient devant un palais où elles avaient une amie à aller voir, faisaient demander si elle était là ; et, tandis qu’en attendant la réponse elles préparaient à tout hasard leur carte pour la laisser, comme elles eussent fait à la porte de l’hôtel de Guermantes, elles cherchaient dans leur guide de quelle époque, de quel style était le palais, non sans être secouées comme au sommet d’une vague bleue, par le remous de l’eau étincelante et cabrée, qui s’effarait d’être resserrée entre la gondole dansante et le marbre retentissant. Et ainsi les promenades, même rien que pour aller faire des visites ou des courses, étaient triples et uniques dans cette Venise où les simples allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le charme d’une visite à un musée et d’une bordée en mer. VIb261

des assiettes Yung-Tsching à la couleur capucine de leurs rebords…
merveilleux plat Tching-Hon traversé par les pourpres rayages d’un coucher de soleil… VII24-25 (commenté ici)

(LA phrase dénonçant l’hypocrisie de charlus sur son « inversion »)

(la page sur l’étoffe du temps au moment de la première révélation des pavés)

D’ailleurs, comme ces fragments de paysage, que le temps qu’il fait modifie, n’étaient plus contrariés par un cadre devenu nuisible, les soirs où le vent chassait un grain glacial je me croyais bien plus au bord de la mer furieuse, dont j’avais jadis tant rêvé, que je ne m’y étais senti à Balbec ; et même d’autres éléments de nature qui n’existaient pas jusque-là à Paris faisaient croire qu’on venait, descendant du train, d’arriver pour les vacances, en pleine campagne : par exemple le contraste de lumière et d’ombre qu’on avait à côté de soi par terre les soirs de clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas, même en plein hiver ; ses rayons s’étalaient sur la neige qu’aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes. Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d’or bleuté, avec la délicatesse qu’elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël ; elles étaient allongées à terre au pied de l’arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil couchant, quand celui-ci inonde et rend réfléchissantes les prairies où des arbres s’élèvent à intervalles réguliers. Mais, par un raffinement d’une délicatesse délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d’arbres, légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d’un blanc si éclatant, à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu’on aurait dit que cette prairie était tissée seulement avec des pétales de poiriers en fleurs. VII56

Et pourtant, en complet contraste avec ceux-ci, j’eus la surprise de causer avec des hommes et des femmes, jadis insupportables, et qui avaient perdu à peu près tous leurs défauts, soit que la vie, en décevant ou comblant leurs désirs, leur eût enlevé de leur présomption ou de leur amertume. Un riche mariage qui ne nous rend plus nécessaire la lutte ou l’ostentation, l’influence même de la femme, la connaissance lentement acquise de valeurs autres que celles auxquelles croit exclusivement une jeunesse frivole, leur avait permis de détendre leur caractère et de montrer leurs qualités. Ceux-là en vieillissant semblaient avoir une personnalité différente, comme ces arbres dont l’automne, en variant leurs couleurs, semble changer l’essence. VII94