la grand-mère et le qin

notes sur la céramique et le thé 2 : 01」

l’arbre devant la vieille maison
du professeur de guqin
est en fleur

on ne voit que lui

comme s’il était
trop en forme
une adolescence
à la campagne

il masque la façade de bois sombre
qui attend des réparations
du soin
depuis soixante ans

ses petites feuilles bien vertes
se moquent du béton
et du réchauffement climatique
et ses petites fleurs bien blanches
ont une élégance simple
espacée
qui ne paie pas de mine

c’est la première fois
que je vois cet arbre
cette fleur

le maître me répond

羽衣ジャスミン
jasmin hagoromo

alors l’émotion monte
comme à chaque fois
que je croise
l’étoffe du passé
qui me connecte à
une beauté stupéfiante
à l’agonie
même ici

hagoromo-羽衣
c’est un nô
c’est une robe de plumes

celle
de l’une des déesses
gardiennes du cycle de la lune

elle descend se baigner
dans la baie du mont fuji

un pêcheur trouve la robe
sans laquelle
elle ne peut remonter

il ne veut pas lui rendre
elle commence à mourir

touché
il accepte de renoncer à l’hagoromo
en échange d’une danse

la déesse honore sa promesse
danse
s’habille
s’envole

jasmin hagoromo

je comprends maintenant
qu’il n’y a pas de nom plus juste
pour cet arbre
en fleur d’automne
dont le maître se plaint

trop de pétales
à balayer tous les jours

常如對長者在前

le maître m’explique
que la calligraphie
dans son tokonoma
est un extrait
des dix notes sur le qin-古琴
de wu cheng-吳澄

la troisième note commence ainsi
鼓琴時無問有人無人
常如對長者在前

quand on joue du qin
qu’il y ait quelqu’un ou personne
il faut toujours se comporter
comme si on était en présence d’un supérieur

常如對長者在前
toujours comme en présence d’un supérieur

長者 le supérieur
n’a rien à voir avec le rang
l’âge
le mérite
la pyramide primate

une grand-mère
avec un petit-enfant qu’elle aime
joue du qin

elle lui parle
place son corps
ses yeux
ses mains
pour rayonner
transmettre à l’enfant
qu’il est l’être
le plus précieux au monde

qu’elle est en présence
d’un supérieur-長者

la sagesse de wu cheng-吳澄
c’est l’amour d’une grand-mère

un vrai maître de thé
est aussi une grand-mère

son triple accueil
du monde du beau de l’âme
n’est possible
que si l’invité
ressent qu’il est
l’être le plus précieux au monde

il faut de la confiance
pour accueillir ainsi

de la confiance
dans le flow
de ses gestes
qui seront regardés
comme ceux d’une danseuse
sur scène

la lumière
qui est concentrée
sur qui prépare
le thé
doit être
transluminée
réfléchie
pour que l’invité
se sente
le seul soleil
de la pièce

si l’invité reçoit un thé
pour la première fois
s’il se sait moins savant
que l’hôte
alors
il se mettra
de lui-même
en position inférieure
car il est requis de lui
par le protocole social
de montrer des signes
de son illégitimité

la grand-mère en l’hôte
saura
court-circuiter
ces réflexes

la grand-mère se fiche
des compétences
du petit-enfant
dans le bac à sable

elle n’a rien à lui enseigner
comme un grand-père ou un père
rien à lui demander en retour
comme une mère

tout ce que fait le petit-enfant
est la plus belle
la plus importante
chose au monde
car il est pour elle
l’être le plus précieux au monde

la source principale
de l’amour de la grand-mère
est narcissique

c’est elle-même qu’elle célèbre
dans le bourgeon
de – sa –
descendance

elle repense à ses grossesses
à sa vie dure
à l’ingratitude de ses enfants
à ses douleurs

et tout disparaît
devant ce qui est là
ce qui sera là
quand elle aura disparu

bien sûr elle ne pourrait être
totalement la même grand-mère
avec un marmot de la voisine

ou avec l’un de ses petits-enfants
qu’elle n’aime pas
parce qu’il est trop différent d’elle

mais cet amour de soi
cet amour reflet
n’est pas la seule origine
de sa capacité à honorer
comme le roi ou la reine de l’univers
un petit
aussi limité soit-il

une anonyme dans un parc
peut se faire
grand-mère
pour un gamin qu’elle ne connaît pas

même un enfant jamais aimé des siens
garde le souvenir
de ces instants
où il a ressenti cette aura d’être
le plus précieux au monde
dans les yeux d’un adulte
la mère d’un copain
un professeur

une grand-mère
honore dans son amour
plus que
ses gènes
sa descendance
sa vie

elle honore
la vie elle-même
le plus grand qu’elle-même
et que sa descendance

elle honore aussi
l’amour qu’elle a reçu
quand elle s’est sentie
l’être le plus précieux au monde

son sourire est illuminée
par la longue chaîne
du go-en-ご縁
par le fil d’or
plus solide que ceux des parques
de l’amour des humains
pour le plus grand qu’eux

peut-on pourtant
être la grand-mère de tous ?

non

la dixième note de wu cheng-吳澄
nous guide
avec sourire

彈琴養性
非取必於人知
故有好而邀者宜為一鼓
不則囊琴自適而已
若奏曲不好之前
與誇能流俗之士
亦幾無恥
亟須韜誨

joue du qin pour développer ta nature
jamais pour ce qu’on pense de toi
s’il y a quelqu’un que tu aimes ou un invité alors joue un morceau
sinon mieux vaut ranger le qin dans son sac et le réserver pour ton propre plaisir
si tu joues pour des immatures, des tordus, des gens que tu n’aimes pas
ou des rustres, des vulgaires, des prétentieux
comment ne pas avoir honte encore et encore
cache alors sur-le-champ que tu sais jouer

如對長者在前
comme en présence d’un supérieur

choisis à qui tu joues du qin
choisis à qui tu sers le thé

et fais-lui ressentir
qu’il est l’être le plus précieux au monde

rends-lui
son hagoromo-羽衣