Stéphane BarberyPhilosophie 1 © Stéphane Barbery, barbery@gmail.com, 杲1.0 10/2015Calligraphie de couverture : 晢 (古文) TABLE DES MATIERESIntroductionLe complexe du philosopheContre le transcendantalismeAxiomes pour l'intelligence de la joieIntroduction à la métapsychologie de CastoriadisDu beau, des POMs, des RADsEntretien avec Cornélius CastoriadisLa socialisation à la révolte n'est pas une socialisation à l'autonomie IntroductionCe volume réunit sept textes rédigés entre 1990 et 1998.Ces textes illustrent que ma formation intellectuelle s’est construite à partir de l’œuvre de Cornélius Castoriadis, une découverte dont je suis redevable à mon professeur d’Histoire de seconde au Lycée Pothier d’Orléans, Daniel Noël.Reconnaissance et gratitude.Kant et Spinoza auront fortement pesé ensuite sur mon parcours :- ma recherche sur l’imagination kantienne m’aura permis de découvrir, avec stupéfaction, l’existence des coups de bluff au centre des ouvrages pourtant encore considérés comme des modèles fondateurs du sérieux et de la rigueur.- L’Ethique de Spinoza, la confrontation avec la causalité (l’imperium in imperio) et l’impossibilité consécutive de pouvoir me représenter ultérieurement un surgissement ex-nihilo, me conduiront avec accablement et la sensation de trahir un maître, à remettre en question le socle de la pensée castoriadienne et ainsi l’essentiel de ses propositions.Fin d’une candeur philosophique avec son cortège de conséquences très concrètes sur mes horizons, mes projets de vie : pause dans mon implication philosophique, bifurcation vers une formation psy.杲Ces textes d’étudiants sont présomptueux, scolastiques, enfermés dans des champs incroyablement limités. Mais ils tentent de penser, à la première personne, authentiquement, avec les moyens dont ils disposent, des questions substantielles : - Qu’est-ce que le beau ?- Que connaît-on ?- Comment penser l’être humain ?- Quels rapports entre autonomie individuelle et autonomie collective ?- Que faire de sa vie pour œuvrer à une société plus juste ?- Pourquoi la philosophie académique est ennuyeuse et terrorisante ?C’est la fraîcheur de cette démarche qui absout l’archivage de ces textes dans ce volume.Puissent ces questions rester vivantes.Stéphane BarberyKyôto, octobre 2015 Le complexe du philosopheOu pourquoi la philosophie professionnelle est ennuyeuse et terrorisante19951) Le philosophe doit faire sérieux. Afin de ne pas être considéré comme un parasite social, il se doit de justifier son salaire, sa charge, ses occupations.2) Quoi de plus « sérieux » que la science et la morale. L'une est apodictiquement certaine et crée des miracles comme les antibiotiques. L'autre se charge d’énoncer comment il faut vivre, ce qu'il ne faut pas faire, garantie la valeur, la sûreté d'autrui et de soi-même. Le philosophe est donc contraint pour légitimer son quotidien de donner dans le moralisme scientifique qu'il appelle Ethique, parce que cela fait plus chic, moins prêtre.3) Si les scientifiques et les moralistes obtiennent des gains personnels dans les résultats de leurs travaux – comme tout un chacun ils recherchent puissance matérielle, renommée, et pouvoir - ils bénéficient d'un rare avantage : la science et la morale paraissent altruistes. Quoi de plus égocentriquement jouissif que d'être considéré comme altruiste, quelqu’un de bien !4) Royaumes des Altruistes, la science et la morale sont donc des occupations de saints laïques. Or le saint jouit d'un privilège secondaire qui le rend immensément enviable : sa sanctification l'immortalise. Il a le droit aux souvenirs des hommes, il devient l'un des grands-pères de l'humanité. Il aura le droit de figurer sur les billets de banques des temps futurs. Billets qui serviront à payer le salaire des prochains philosophes.5) La société paie en effet ses philosophes, leur permet de vivre confortablement, leur permet de se balader au gré de colloques et conférences. Pourquoi les sociétés se permettent-elles ce luxe ? Très égocentriquement, pour s'assurer une postérité. Il faut quelques qualités peu fréquentes pour passer pour altruiste : de la rhétorique et de l'auto-conviction et surtout une capacité hors du commun à rationaliser (voir la définition qu'un dictionnaire de la psychanalyse donne de ce terme). Si notre époque produit un Grand Nom altruiste, alors ce dernier justifiera l'étude pendant quelques siècles des conditions sociales de son apparition : notre société, lucide sur son impermanence, tirera ainsi à elle, la couverture de l'immortalité du Grand Nom.6) Remarquons que c'est ce mécanisme qui justifie cet autre luxe qu'est l'historien. On paie des historiens afin que les sociétés futures se sentent contraintes d'en posséder elle-mêmes de façon à ce qu'elles ne nous oublient pas nous...7) Par 1), 2), 3), 4) et 5), le philosophe se doit donc d'être un altruiste immortel, c'est-à-dire quelqu’un de sérieux : homme de science et de morale. De la science il ne peut pas, après la renaissance, en prendre le contenu car il ne serait plus spécifiquement « philosophe ». Il en accaparera donc la forme, le ton. La morale sera le contenu de ce ton.8) Pour devenir philosophe, suivez les astuces qui suivent.a) Utilisez généreusement quelques mots inorthographiables à consonance antiquisante (le paradis perdu est un mythe universel) ou étrangère (les personnes qui ne parlent pas la langue l'accepteront sans justification et vous gratifieront d'un respect qui est toujours bon à prendre). Attention à respecter les doses : pas plus de vingt mots-mystères par philosophe sous peine de descendre dans la catégorie moins médiatisée de l'oracle ou du prophète de petites sectes : visez le public des profs de lycées et pas seulement celui des universitaires. N'hésitez pas à terroriser lexicalement. Le public a besoin de la jouissance consistant à vaincre une difficulté, afin de pouvoir accorder du mérite à ceux qui leur ont permis cette satisfaction. N'oubliez pas qu'il paraît que le génie, le sérieux est difficile. Terroriser est un devoir corporatiste, professionnel, du philosophe.b) Formalisez par force conjonction de coordination, parce que le sentiment d'une logique imparable répond à l'angoisse du doute. Ne vous souciez pas de la rigueur de vos démonstrations. Juste de l’apparence de rigueur.c) Glissez en sous main et en coup de vent vos axiomes sans jamais revenir dessus : choisissez pour cela un passage suffisamment hermétique pour qu'il fatigue l'attention du lecteur et introduisez les en incise comme une remarque qui va de soi. Donner l'illusion d'une démonstration suffit : le lecteur, étudiant en général, s'il va jusqu'à faire l'effort pénible de la lire, ne retiendra que le théorème final, seule phase du texte qu'il pourra mémoriser et utiliser lors d'une dissertation. N'ayez aucune crainte du lecteur universitaire qui lira sérieusement votre texte : il ne se souciera quant à lui, comme dans ces jeux d'enfants de reconnaissance de forme ou de dominos chinois, que de repérer dans votre discours l'héritage de vos prédécesseurs.d) Faites références sans avoir l'air de les discuter directement à vos aïeux déjà sanctifiés. Le mieux est de ne pas les nommer : il faut bien laisser un travail de thèse aux futurs chercheurs. C'est une démonstration de sérieux qui coûte peu et permet d'étoffer votre ouvrage. Attention en effet à ne pas livrer un pavé de moins de 400 pages : norme actuelle du sérieux. Le lecteur doit se sentir flatter de son exploit à pouvoir finir de vous lire. Cela lui permet de se considérer aussi sérieux que vous.9) Pour ce qui est du contenu : fondation du mérite personnel, origine du crime d'autrui, pourquoi les autres sont méchants, pourquoi ils vous flouent, pourquoi vous êtes gentils. Voilà les grands sujets altruistes. Faites appel aux grands mots, les envolées lyriques sont toujours efficaces : Liberté ! Devoir ! Responsabilité! Visage d'autrui !10) Bien sûr il vous faudra nécessairement justifier pourquoi des effets peuvent arriver sans cause : c'est la difficulté du genre. Après tout, n'est pas philosophe qui veut. Mais ne vous inquiétez pas : quarante ans de pratique de ton sérieux et vous verrez que la tâche n'est pas si impossible.11) En cas de crise de découragement, révisez vos classiques, pensez au modèle du genre, notre maître à tous et surtout le maître de nos maîtres : Emmanuel Kant - à défaut un phénoménologue du siècle si possible probe et victime : Husserl par exemple. Pensez à ce chef d'œuvre qu'est l’invention du « noumène », à ce bonheur d'expression qu'est « l'impératif catégorique », à ces modèles impérissables que sont les introductions des catégories et du fait de la raison. Bien sûr pour être sanctifié, il vous faudra être différent. Dites vous que si par le passé quelques uns ont pu trouver le moyen de paraître différents de leurs prédécesseurs, la tâche si difficile qu'elle soit est sans doute possible. Mais surtout, surtout n'oubliez pas votre devoir de sérieux. N’allez pas vous perdre en littérature ou poésie.12) Faites suer et terroriser : vous serez philosophe. Contre le transcendantalismeA. Le Problème1) L'idéaliste transcendantal commence par dire : « époché, époché », on ne peut rien dire de l'objet car toute pensée, tout discours sont représentations et la représentation n'est pas l'objet. Ne pouvant sortir de lui-même comme pôle représentatif, il ne peut dire ce qui vient de lui comme sujet (connaissant, représentant) et ce qui vient de l'objet.2) Définition : l'être humain est un pour-soi qui se pose par la frontière (soi / non-soi), ne connaît que des représentations et s'oppose par là à l'en-soi.3) Le pour-soi est monadique, l'en-soi, commun. Chaque pour-soi est enfermé dans son flux de représentations propre mais l'en-soi est simultanément accessible à une pluralité de pour-soi.4) L'idéaliste généralise rarement cette thèse à tout pour-soi et se récrie lorsqu'on lui parle du pour-soi canin ou de la spécificité de la représentation du rat.a) L'être humain est certes un pour-soi spécifique, mais un chien a lui aussi des représentations. Il juge de sa pâtée à travers ce que sa frontière gnoséologique lui permet d'appréhender. Le vétérinaire diététicien qui lui a préparé son bol peut, lui, avoir plusieurs représentations du contenu de la popotte : un haut-le-cœur humain ; un miam-miam canin empathique compte tenu de son savoir empirique de vétérinaire ; une description moléculaire de diététicien ; une description atomique puis sub-atomique de physicien amateur.b) Question : peut-on dire que la bactérie qui se trouve dans la pâtée et s'en délecte se représente quoi que ce soit? Le mécanisme stéréochimique de sa membrane reconnaît mécaniquement ce qu'il faut laisser passer. Où faut-il alors faire débuter le pour-soi ? Aux vivants pourvus de sens différents qui doivent construire une unité représentationnelle à partir de données hétérogènes ?5) Questions : y-a-t-il un arrière-monde derrière notre représentation plurielle du monde ou l'être humain a-t-il ce pouvoir spécifique (de par sa réflexion et la science qu'elle produit) de dissoudre la barrière gnoséologique du pour-soi pour atteindre l'en-soi en tant que tel ?6) Problème : la science, un produit du pour-soi humain, nous apprend (Darwin, l'évolution) que l'en-soi est à l'origine du pour-soi.7) Questions : le pour-soi est-il indépassable ? Alternative : l'en-soi est-il indépassable ? Dans les deux cas, quel statut ontologique accordé à l'autre dépassé ?8) Définitions : un idéaliste pose que le pour-soi est indépassable ; un matérialiste que le pour-soi est un produit de l'en-soi et que par conséquent l'en-soi est indépassable.B. Le cadre.1) L'idéaliste pose que le pour-soi est indépassable pour plusieurs raisons.a) Il insiste tout d'abord sur la spécificité du pour-soi. Celui-ci est monadique. Ce dernier ne peut donc être un objet de science car la science présuppose du commun, de l'universellement accessible.b) Les représentations du pour-soi semblent avoir un être spécifique que l'on ne pourrait tirer de l'en-soi. Exemple traditionnel des qualia : j'ai beau savoir que le bleu correspond à un rayonnement photonique de telle longueur d'onde, cela ne me dit rien sur le bleu que je vois. Je ne peux induire la particularité du bleu que je vois des grains de lumière. Idem pour tous les sens.2) La raison traditionnellement évoquée concerne l'origine de l'ordre des représentations, de l'ordre qui régit les pour-soi.a) Si l'ordre du pour-soi vient de l'en-soi, alors plus aucune des connaissances du pour-soi n'est certaine : l'empirisme, qui peut s'incarner dans un relativisme sceptique, est indépassable. C’est la crise d’angoisse de Kant.b) Si l'ordre du pour-soi vient de l'en-soi et si l'ordre de l'en-soi est nécessaire, s'il est régi par le principe de raison suffisante, alors le libre-arbitre n'existe pas, il n'y a donc pas de responsabilité personnelle (plus de mérite, plus de culpabilité, plus de châtiment), et l'histoire humaine est définitivement fixée. Elle est par conséquent absurde, tragique, horrible.3) Le pour-soi semblant spécifique et les conséquences d'une dérivation de l'ordre du pour-soi par l'ordre de l'en-soi répugnantes, l'idéaliste pose que le pour-soi humain est lui-même à l'origine de l'ordre de ses représentations, lui-même à l'origine de l'ordre de son pour-soi. Cet ordre spécifique au pour-soi et qui n'est pas tiré de l'en-soi : c'est le transcendantal.4) L'idéaliste, ne pouvant dériver l'ordre du pour-soi, le transcendantal de l'en-soi, est contraint de faire de cet ordre du pour-soi une création ex nihilo, un être qui surgit de rien.C. Applications kantiennes1) Si l'ordre de nos représentations n'a pas l'en-soi pour origine, plusieurs problèmes se posent. La tentative de résoudre ces difficultés constituent le cœur de la Critique de la Raison pure : les deux Déductions transcendantales et le Schématisme. Si ces chapitres échouent, le transcendantalisme kantien éclate. L'obscurité de ces deux chapitres ne devrait pas constituer, comme elle le fait souvent, le refuge des transcendantalistes : un argument d'autorité n'est pas un argument. Il convient de voir si le texte remplit sa mission ou non, s'il est cohérent ou non, quelles que soient par ailleurs la valeur et la profondeur de telle ou telle remarque ou analyse. Or une lecture attentive, sans parti-pris initial, ne peut aboutir en toute honnêteté qu'à ce terrible constat : ces textes ne répondent pas aux problèmes posés par le transcendantalisme, ces textes ne sont pas cohérents, leur obscurité marque un échec.2) Question : quelle est l'origine des formes pures de l'entendement (les douze catégories) comme de la sensibilité (espace et temps) ? La question n'est pas évoquée (ou en deux lignes pour désigner l'imagination. Question bis : quelle est l'origine de l'imagination ?).3) Question : pourquoi douze catégories plutôt que onze, vingt-six ou soixante-quatre et pour quoi celles-ci plutôt que d'autres ? La question n'est pas évoquée.4) Question : comment peut-on savoir quelles sont les formes pures puisque notre conscience est phénoménale, puisque notre conscience vient après ? Le problème du statut de l'auteur de la Critique de la Raison pure ne semble pas perçu.5) Question : comment les formes pures peuvent-elles s'appliquer, être homogènes à l'en-soi ?a) Il n'y a pas de schématisme de l'Esthétique transcendantale : pourquoi le temps serait-il homogène à l'en-soi ?b) Les vingt paragraphes censés décrire le schématisme sont, il faut bien l'admettre, tout simplement incohérents : le schème y est décrit comme une détermination du temps, puis immédiatement après comme une détermination de l'espace, comme procédé imageant (règle de construction de l'image). Kant lui-même reconnaît le caractère insatisfaisant de son texte en caractérisant, solution un peu facile, le schématisme « d'art caché dans les profondeurs de l'âme humaine et dont il sera toujours difficile d'arracher le vrai mécanisme à la nature, pour l'exposer à découvert devant les yeux » (A 140, B179, T.P., p. 152). Le transcendantalisme repose sur le schématisme et les transcendantalistes admettent que l'on ne peut rendre compte du schématisme. Qu'est-ce qui distingue alors le transcendantalisme, au moins kantien, d'une religion ?6) Question : si nos jugements déterminants appliquent au monde l'ordre du transcendantal, si donc l'ordre du monde pour nous tire son origine de notre conscience déterminante, pourquoi n'avons-nous pas immédiatement accès à la connaissance de cet ordre ? Comment expliquer, dans le cadre du transcendantalisme, l'histoire des sciences ? Si nous sommes à l'origine de l'ordre de notre représentation du monde, pourquoi a-t-il fallu attendre Newton pour avoir accès à la gravité que nous posons continuellement ? Pourquoi un Nambikwara n'y a-t-il pas accès ?7) En admettant que le transcendantalisme kantien réponde à toutes ces questions il en subsisterait encore une : qu'est-ce qui explique la répétition des phénomènes ? On peut tout à fait imaginer un monde satisfaisant aux formes pures kantiennes dans lequel chaque événement ne se produit qu'une seule et unique fois et dans lequel donc aucune science ne serait possible. Kant ne rend pas compte que le cinabre est rouge et lourd (A 100-101, T.P., p. 113) et il est contraint de supposer « nécessairement aux phénomènes la faculté de se reproduire » (A 101-102, T.P., p. 114). Or la répétition des phénomènes suppose que l'en-soi est régi par un ordre non transcendantal auquel on a accès, ce qui est contradictoire avec les prémisses acceptées. Axiomes pour l'intelligence de la joie1996Ce qui suit est librement inspiré de la troisième partie de l'Ethique de Spinoza.1) Le désir est l'essence de l'homme.Explication : il n'existe aucun acte humain qui ne soit pas le résultat, l'effet d'un désir. Tout acte, y compris celui qui semble le plus gratuit ou le plus absurde est donc compréhensible, explicable si l'on connaît le désir (les désirs) qui l'a (l'ont) motivé.2) Le désir est infini, insatiable, jamais serein.Explication : l'être humain désire parce qu'il est un être fini, parce qu'il vit dans le manque. S'il était infini, s'il ne manquait de rien, il ne désirerait pas. La sérénité absolue comme état de non désir (décrite, par exemple, par les théories bouddhiques) est par conséquent impossible.3) L'être humain ne cesse donc sa vie durant de chercher plus : plus de pouvoir, de puissance d'agir, d'emprise sur les choses, sur le monde. Son objectif est d'échapper à toutes les limitations qui le contraignent. L'être humain rêve d'omniscience, d'omnipotence : il désire être dieu.4) Ce désir infini est régi par un principe de maximisation des gains et de minimisation des pertes (en terme de pouvoir, de puissance d'agir).5) Définition de la joie : tout gain (en terme de puissance d'agir, d'emprise sur le monde), toute satisfaction partielle du désir infini, se traduit par un sentiment de JOIE; toute perte par un sentiment de peine.Remarque : le langage courant distingue le plaisir de la joie. Ici, les deux notions ne possèdent pas de différence de nature et sont le résultat du même processus. Le « plaisir » est seulement la joie temporaire en général liée au corps, alors que le terme de « joie » est réservé à des sentiments liés à des gains plus durables, plus importants, moins quotidiens.6) L'intensité de la joie dépendant de l'ampleur du gain, le principe de toute vie humaine, en tant qu'elle cherche à satisfaire le désir infini, est de chercher à ressentir des joies successives de plus en plus grandes (effet cliquet).7) La joie dépendant d'un gain d'emprise sur le monde, elle est indissociablement liée à la liberté définie comme conscience des causes qui nous poussent à agir.Explication et exemple : plus on a d'emprise sur le monde, moins on est contraint par lui, plus on est libre.8) Un gain aliéné (sans conscience des causes) étant toujours inférieur au même gain conscient, la joie la plus grande est obtenue dans la liberté c'est-à-dire dans la connaissance des causes qui nous poussent à agir. La liberté étant une connaissance, sont nécessaires à la joie : la réflexion, le savoir, la psychanalyse... la philosophie. Cette dernière sort ainsi de son sérieux triste pour devenir discipline de joie.9) Si l'être humain n'était que désir infini d'être l'unique Tout, sa joie la plus grande serait obtenue dans l'anéantissement d'autrui, dans l'exploitation d'autrui. Les guerres, les crimes et les délits sont malheureusement là pour témoigner de la réalité de ce désir. Pourtant si chacun ne s'attache pas constamment à exterminer son prochain, c'est parce que nous ne pouvons pas ne pas nous projeter dans autrui, nous identifier à lui.10) Nous vivons comme nôtres les gains et les pertes d'autrui même si, malheureusement, cet autrui n'est pas universel. On ne se projette, on ne s'identifie que dans ce que l'on appréhende comme semblable à soi ou valorisable dans autrui. L'amour n'est rien d'autre. Par conséquent, nous vivons joyeusement la joie de la personne en qui nous nous reconnaissons, et avec peine sa douleur.Remarque : l'intensité de la joie et de la peine que nous ressentons est évidemment plus faible que celle qu'autrui ressent.11) Comme nous souhaitons vivre le plus joyeusement possible, nous souhaitons nécessairement, du fait de l'inévitable mais relative identification avec autrui, que ce dernier vive le plus joyeusement possible, c'est-à-dire le plus librement possible. La joie n'est plus alors un simple problème individuel mais devient un problème moral et politique... Introduction à la métapsychologie de Castoriadis1998Eléments biographiquesa) Une visée encyclopédique.Ce qui fait de lui un homme à part, c’est l’extrême diversité de ses champs d’intérêt et sa tentative encyclopédique de relier entre eux, dans son œuvre, les différents champs de son existence et du savoir en général. Politique, Philosophie, Epistémologie, Art, Psychanalyse : son objectif, " penser tout le pensable ".b) Politique et philosophie.1922-1997. Né en Grèce : précoce. Etudes de Droit-Economie-Philosophie à Athènes. Trotskiste contre le stalinisme chauvin du PC grec. Recherché par les nazis et le PC. Arrive fin 1945 en France grâce à une bourse pour finir sa thèse de Philosophie. Crée avec Claude Lefort un groupe qui scissionnera de la IVème Internationale et qui deviendra Socialisme ou Barbarie : mouvement qui va remettre en cause les fondements théoriques du marxisme pour conserver l’idéal révolutionnaire d’une société juste : action politique et réflexion philosophique. Son statut de fonctionnaire international en tant qu’économiste à l’OCDE le protège (condamné par contumace en Grèce) mais le contraint à l’anonymat jusqu’en 1971 (Pseudonymes : Cardan et Chaulieu).c) La psychanalyse.Expérience de l’analyse. Marié à Pierra Aulagnier, participe dans l’arrière-scène à la création du 4ème Groupe en 1969 (deux articles très critiques par rapport à Lacan). A partir de cette date, psychanalyste, philosophe, mais aussi épistémologue, historien. Directeur d’étude à l’EHESS où il a tenu un séminaire pendant 15 ans.Eléments personnels : je l’ai connu pendant les sept dernières années de sa vie. De professeur, c’est devenu un ami. C’est surtout la personne qui m’a formé intellectuellement. Qui m’a appris à lire un texte, à penser authentiquement. Je reviendrai dans la dernière partie de cet exposé sur la notion clé qui m’a permis de donner sens à ma vie (et à toutes ses activités) : la notion d’autonomie. Les abréviations Pom et Rad sont de moi mais je me sens légitime à les utiliser car lors de nos discussions, Castoriadis les a employées à plusieurs reprises.Eléments de cet exposé : Introduire et résumer une œuvre immense en 30 minutes est impossible. J’ai donc choisi de vous présenter trois outils conceptuels forgés par Castoriadis, capitaux dans l’élaboration d’une métapsychologie psychanalytique actuelle : la POM, les RADs, l’Autonomie.I. LA POM : MONADE PSYCHIQUE ORIGINAIRE : Origine du désir et schème de toute puissance.a) Mise en évidence classique d’un noyau narcissique originaire.En procédant régressivement à partir du fonctionnement de la psyché notamment inconsciente et en s’intéressant au narcissisme originaire et à ce que peut être la psyché infantile avant qu’elle ait mis en place une relation d’objet (donc avant l’existence pour elle d’une altérité), C. Castoriadis émet l’hypothèse de l’existence d’un noyau originaire de la psyché, qu’il appelle la Monade Psychique Originaire.b) Un noyau narcissique et représentationnel.Poursuivant les conséquences de l’analyse de Freud sur le narcissisme où le premier objet de la libido est le ça-moi indifférencié, il en conclut que cet investissement narcissique originaire est nécessairement aussi représentation (autrement il ne serait pas du psychique) et il ne peut alors être rien d'autre qu'une "représentation de Soi" (pour nous inimaginable et irreprésentable). Le sujet psychique originaire est ce "phantasme" primordial : à la fois représentation et investissement d'un Soi qui est Tout. La monade psychique se résumerait donc dans l'équation:Moi = Plaisir = Tout = modèle du " sens ".On a donc une instance originaire psychique qui se représente qu’elle est tout, toute-puissante.c) Nature de la PomLa Pom est ainsi :• Dominée de part en part par un flux trivectoriel : Représentation, l'Affect, le Désir (RAD, Cf. II.).• A-rationnelle: elle ignore le temps et contradiction donc la réalité et la logique du monde extérieur.• A-sociale : complètement égocentrée, elle ignore les autres et refuse le délai, l'attente, dans la satisfaction. En son sein, eu égard à sa constitution représentationnelle, le plaisir de représentation prime sur le plaisir d’organe. Le rêve, vecteur de représentations qui apportent une satisfaction hallucinatoire, en est la démonstration flagrante (Cf. la " toute-puissance magique de la pensée ").d) D’où hypothèse quant à l’origine du désir.On peut comprendre par là l’origine du désir, de l’intentionnalité en général, Castoriadis la trouve ici : dans le retour à la totalité monadique anobjectale originaire, plutôt que dans un mécanisme homéostatique ou dans l'expression d'un minimax (maximisation des gains, minimisation des pertes) tourné vers l'à-venir. Racine de tout désir humain : retrouver la totalité perdue de la Pom.e) Car la Pom est brisée…En effet, cette monade, à moins de rester en deçà même de la psychose dans la compréhension du rapport à la réalité, doit subir un processus de socialisation pour devenir un individu social. Ce processus est forcément une imposition violente de quelque chose qu'elle refuse et continuera à refuser jusqu'à la mort (moyennant quoi, le rêve, et, pour Castoriadis, des phénomènes comme le racisme...).f) Nature du processus de brisure.Castoriadis reprend dans la description qu’il fait de la socialisation de la POM les éléments traditionnels de la psychanalyse génétique et notamment l’analyse de Mélanie Klein sur l’introjection-projection du sein (expulsion du mauvais sein à l’extérieur, qui fait reposer la constitution de l’extérieur sur la polarité bon/mauvais).g) Projection pomique sur la mère.Mais l’attention portée à la notion de toute-puissance de la POM originaire éclaire d’aspects nouveaux cette analyse : car c’est aussi le schème pomique de toute-puissance qui va être reporté sur la mère. L’advenir de ce schème désormais extériorisé peut avoir des conséquences sociales majeures (notamment religieuse) si elle reste en l’état.Le face-à-face avec la mère dont l’emprise est quasi-totale du fait que généralement c’est elle qui nomme, certes le monde extérieur, mais aussi et surtout le propre monde de l'enfant, ses affects et, en tant qu'ils sont nommables, ses désirs, ce face-à-face instaure une atmosphère où il n'y a pas d'altérité de personne. Il doit être brisé par une tierce personne: le Père.h) Et brisure de cette projection par le père.Le Père, ou son tenant lieu, doit briser ce face-à-face en montrant à l'enfant• Que la Mère n'est pas son objet et qu'elle désire quelqu'un d'autre.• Il doit aussi signifier à l'enfant qu'il n'y a pas de " maître de la signification ", que celle-ci est à chaque fois instituée et ne dépend d'aucune personne en particulier : il a donc pour rôle de renvoyer à la collectivité anonyme des Pères. Le Père n'est pas la source absolue du pouvoir, il est institué dans sa place de Père en tant qu'il est un parmi d'autres Pères, qui tous sont réglés par une loi collective, par l'institution de la société. C’est lui qui précisément doit à nouveau extérioriser la toute-puissance du couple mère-enfant en destituant ce schème, en le soumettant au principe de réalité. Ainsi, la projection pomique sur la mère est à son tour brisée.Conclusion : Ce qui s’oppose à la société, ce n’est en fait pas l’individu (comme le fait la tradition politique libérale) mais la Pom, instance inaliénable première par rapport à ce que sera l’individu, fruit de la socialisation de cette Pom. L’apport de la psychanalyse à la politique relève d’abord et avant tout de l’élucidation des mécanismes de socialisation de cette monade et des requisits de cette dernière dans le but de participer à la création d’individus autonomes.Piste de recherche possible : lien entre Pom et constitution d’un narcissime secondaire moïque pendant l’enfance.II. RAD : REPRESENTATION-AFFECT-DESIRa) Travers épistémologique.La pensée a besoin, pour progresser, d'isoler des entités au sein des phénomènes qu’elle observe. Il lui arrive parfois, à la suite de cette nécessité, de substantialiser ces séparations en inférant de l'existence des mots traditionnels de son histoire, l'existence des choses ou en leur transmettant leurs caractéristiques. Ainsi en est-il d’après Castoriadis du flux psychique pour lequel il est arbitraire, comme le fait la tradition philosophique et psychologique (psychologie des facultés), de dissocier Représentation, Affect et Désir. En effet :b) Indissociabilité.• Il n'existe pas de représentation sans affect (représentation est à prendre ici en un sens très large : elle n'est pas nécessairement visuelle ou informée par les sens ; les représentations de mots, conceptuelles ou imaginatives sont des représentations tout comme les représentations procédurales, les savoir-faire).• Il n'existe pas d'affect sans support d'une représentation (chaque affect appelle une/des représentation(s) pour être simplement représentable). Par affect, il faut entendre ici un indice (positif, négatif ou neutre) qui value la représentation.• Qui dit affect dit minimax donc désir/répulsion induit(e).Toute représentation est donc indicée d'un affect qui induit un désir. Il n'y a pas au sein de la psyché d'un côté des représentations, de l'autre des affects et d'un autre encore des désirs. Mais un flux d'unités RADiques (Représentations/Affects/Désirs), chaque RAD étant elle-même composée de RADsExemple : la rad d’une tablette de chocolat avant son ingestion renvoie à des rads gustatives, odorantes, tactiles, abstraites, formelles, du passé conscient et inconscient, etc. L'addition des affects de ces rads-éléments synthétisera une rad finale qui déterminera si je me précipiterai ou non sur la tablette. Cette synthèse est formalisable et c'est en cela qu'elle a un intérêt.c) La Pom, Rad primordiale.En cas de conflit entre deux RADs, sera agie celle qui comporte un affect supérieur à l'autre. L'arithmétique radique est régie par la maximisation des gains pomiques.d) Et la socialisation…Le problème vient de ce que la quasi-totalité des RADs est affectée socialement, conséquence de la socialisation de la Pom. La psyché reçoit des RADs pré-affectées, dotées d'une valeur par la société dans laquelle elle est socialisée. L'affect est donc moins l'expérience du jugement porté sur une représentation que l'indice qui y est accolé, indice dont l'origine n'est que rarement le fait de l'individu. L'affect ainsi défini est donc synonyme de « valeur ». La création de l’individu se fait précisément par l’absorption par la psyché de ces rads sociales.Conclusion : l’individu créé après la socialisation de la psyché est, en grande partie, un effet de la socialisation, une pure création sociale. Se méfier des pentes glissantes du langage et des catégories du langage en oubliant que c’est un regard extérieur qui vient distinguer des entités au sein du fonctionnement homogène de la psyché.Pistes de recherche : formalisation de l’arithmétique radique, dissociation de l’affect en deux sous-unités (indice et émotion), recherche sur les processus d’affectation.III. L'AUTONOMIE : fin de l’analyse et projet politiquea) Se donner à soi-même sa propre loi.L'autonomie, ce n'est pas « chacun fait ce qui lui chante ». L'autonomie, c'est l'autolimitation (auto/soi-même, nomos/loi), s'imposer sa propre loi. La Loi contient l'idée de généralité, d'universalité. Participer à l’élaboration des contraintes non-physiques qui nous régissent. Se joue donc sur deux plans : autonomie individuelle et autonomie collective qui toutes deux sont indissociables : elles apparaissent historiquement en même temps avec la radicalisation de deux procédés : l’élucidation et la délibération (Philosophie et Démocratie du Vème siècle grec avant J.-C. puis Renaissance). La mise en cause des mythes de la tribu conduit à découvrir le caractère auto-institué de la société. Il y a là un parallèle avec le chemin d’une analyse où le sujet remet en cause les désirs mythes de sa famille dans un processus d’élucidation réflexive et dans la délibération (au sein des instances), la médiation par la parole, afin de choisir ses « lois ».b) La fin de l’analyse.La fin de l'analyse c’est l'autonomie du sujet qui n'est autre que l'instauration d'un autre rapport entre l'instance consciente et la psyché inconsciente, permettre au patient de faire la distinction entre son(ses) fantasme(s), et la réalité sociale.c) Cette fin n’est cependant pas la mort de l’inconscient pomique.Il ne s'agit pas d'assécher un « inconscient-marais ». L'inconscient, c'est, pour Castoriadis – et on retouve ici une détermination centrale de la POM - l'imaginaire radicale, c'est la source de tout ce que nous aurions de personnel et de singulier. Pour Castoriadis, il faudrait donc ainsi compléter le "Wo es war, soll ich werden" (là où c’était, je dois advenir) de Freud par un "Wo ich bin, soll es auch auftauchen" (émerger, faire surface).d) Conditions de possibilité d’une telle analyse.La capacité d'affecter des rads en son nom nécessite un gros capital narcissique libre, une capacité à assumer l'authenticité de son sentir. Ne pas être sous le coup d'un devoir de respect surmoïque tel qu'il rende impossible toute affectation personnelle : avoir une POM qui se met sur le pied d'égalité de ses parents, de l'autorité. Qui s'affirme comme légitime pour participer à l'élaboration de la loi. Collective en politique. Personnelle en analyse. C’est cela au fond, l’autonomie.e) Fin de l’analyse.La fin de l'analyse c’est donc un individu suffisamment pomique pour être:• Capable d'appréhender- l'origine extérieure de ses rads- les contradictions pomico-radiques entre ses rads propres et les rads reçues ou entre des rads reçues d'origines différentes (Le père : tu seras ceci mon fils. La mère : tu seras cela mon fils).• Capable d'affecter des rads (et pas simplement véhiculer des rads reçues) en son nom.f) Fruit de cette analyse conjointe.La fin de la Politique est, comme la Psychanalyse, la création d'individus autonomes. La société n'est rien sans ses individus. La société démocratique doit s'incarner dans des individus démocratiques. La Psychanalyse vise l'autonomie par le champ individuel dans un rapport inter-subjectif. La Politique vise l'Institution. La psychanalyse en mettant au jour le caractère de pure création sociale de l’individu montre combien la socialisation est capitale (l’éducation est le moment privilégié de celle-ci). La transformation de la société implique la transformation des individus et réciproquement. L'une et l'autre vont de pair.g) Condition ultime de l’autonomie.Mais l'autonomie ultime pour l'individu est l'acceptation de la Mort.Pour la société, cela signifie reconnaître qu'il n'y a aucune garantie du sens, de la norme; qu'il n'y a pas de sources du sens autres que sa propre activité; que ses institutions, c'est elle qui se les donne et elles sont donc, comme elle, périssables et non éternelles. Ce n'est que dans la mesure où elle reconnaît cela qu'une société peut accepter la contingence ultime de toute signification et de tout sens.Pistes de recherche : l’élaboration du contenu d’un programme politique « autonome ». L’implication dans la pédagogie. Du beau, des POMs, des RADsCe texte est la tentative d'asseoir la Beauté sur mes genoux, sans la trouver amère - sans l'injurier. La toile de fond conceptuelle est reprise à Cornélius Castoriadis sans qui je n'aurais jamais fait de philosophie. Les abréviations barbares sont miennes, et dédiées au Parti d'en rire.1) L'individu est le résultat de la socialisation de la psyché ; il est construit sur les résidus d'une POM (Psychique Originaire Monade) qui ne cherche qu'à se reconstituer.2) Cette POM qui se prenait pour tout, ne subissant aucune aliénation (puisqu'elle est tout), est le paradigme de la liberté. Etant tout, elle ne peut rien désirer et se représente comme la totalité, représentation affectée d'une valeur positive infinie absolument et qui induit un plaisir absolu.3) Son illusion de totalité une fois brisée par la nécessaire prise en compte de la réalité (dont le sein ou son substitut est le premier objet), La POM n'aura de cesse de retrouver sa totalité perdue.4) De la réalité créant le manque naît le désir, naît le mécanisme radique (RAD : Représentation, Affect, Désir, comme trinôme indissociable).5) RAD signifie que toute représentation (ou noèse : une représentation n'est pas nécessairement visuelle ou informée par les sens ; les représentations de mots, conceptuelles ou imaginatives sont des représentations) est affectée (d'un indice positif, négatif, voire, cas d'école, neutre) et cet affect induit un désir (ou une répulsion).6) Les RADs ne sont pas nécessairement conscientes. Les RADs conscientes sont en général plutôt minoritaires.7) L'être humain est donc un être radique ou plus exactement radico-pomique. Spinoza écrit : être de désir dont l'essence est le conatus.8) Si la liberté entendue comme rupture de la causalité n'existe pas, si le principe de raison suffisante s'applique à tous les événements, si l'homme n'est pas un empire dans un empire (pour quelles raisons autres que narcissiques le monde ne serait-il pas au fond absurde ?), alors on peut construire une arithmétique radique : en cas de conflit entre deux RADs, sera agie celle qui comporte un affect supérieur à l'autre. L'arithmétique radique est régie par la maximisation des gains pomiques, c'est à dire en dernière instance, par les gains de liberté.9) On voit donc que le point essentiel est le processus d'affectation d'une représentation.10) Il nous faut discuter ici de l'emploi du terme « affect ». Affect renvoie implicitement à la subjectivité : un individu affecte une représentation. Le problème vient de ce que la quasi-totalité des RADs est affectée socialement. La psyché reçoit des RADs pré-affectées, dotées d'une valeur par la société dans laquelle elle est socialisée. L'affect est donc moins l'expérience du jugement porté sur une représentation que l'indice qui y est accolé, indice dont l'origine n'est que rarement le fait de l'individu. L'affect ainsi défini est donc synonyme de « valeur ».11) La valeur d'une représentation, l'indice qu'elle porte, a donc soit une origine étrangère au sujet (on retrouve ici l'illustre notion philosophique d'opinion), soit est le résultat d'une affectation du sujet.12) Nous appelons émotion le sentiment subjectif, produit du jugement immédiat et quasiment inconscient qui se prononce sur le gain ou la perte pomique qu'induit la représentation, sentiment qui conduit à l'affectation de celle-ci, à son « indiçage ».13) Il existe un spectre complet d'émotions : de l'horreur la plus ignoble à l'harmonie la plus sereine. La polarité plaisir-douleur divise ce spectre en deux.14) L'émotion ne fait pas seulement partie d'un spectre mais également d'une échelle d'intensité qui va de l'excessivement fort à l'infiniment petit.15) Un gain pomique produit une émotion de plaisir, une perte, de déplaisir. On retrouve par là la joie et la peine spinozistes.16) Découlent de là les liens plaisir-liberté et douleur-aliénation, et une fondation économico-anthropologique d'un projet révolutionnaire.Ce cadre posé, comment définir l'art ?A) L'œuvre d'art est le support de l'expression la plus parfaite d'une émotion, quelle que soit cette émotion (il existe une esthétique de l'horreur, de la douleur : Francis Bacon, Billie Holliday..). Telle est son unique finalité.B) La qualité d'une œuvre d'art vient de l'intensité de l'émotion qu'elle est capable de provoquer. Cette qualité est redoublée lorsque l'émotion précise que suscite l'œuvre est « recréée » pour la première fois. Il s'agit donc moins d'une création de formes que de la création d'un support d'une émotion particulière ou alors, la forme ne vaut que comme support.C) La spécificité de l'émotion artistique vient de ce qu'elle est provoquée par un objet mis à distance, posé comme objet esthétique (Cf. Duchamp). C'est une émotion médiate qui se distingue de l'immédiateté de l'émotion en général. Cette distance permet la désignation de l'immédiateté passive de l'émotion en question. Une relation de signification s'établit : l'œuvre d'art devient le signifiant de l'émotion qui jusque là restait en deçà du signe. Une autonomie est donc gagnée : on ne subit plus l'émotion, on peut la suspendre, la reproduire, la faire perdurer. Le phénomène est similaire sinon identique à celui de la parole en analyse.D) En tant qu'elle est nécessairement gain d'autonomie, l'œuvre d'art est donc immanquablement plaisir, joie spinoziste.E) Lorsqu'une œuvre d'art provoque une émotion appartenant à la moitié « douleur » du spectre, le sentiment général ressenti est une combinaison de cette douleur et de la joie de désignation. Ce cas particulier est susceptible d'être désigné sous le nom de « Zaubertrauer ». Il ne résume cependant pas la totalité du champs esthétique : la joie pure que provoque un scat d'Ella Fitzgerald est redoublée par la joie de désignation : on se trouve alors ici en pleine « Zauberfreude ».F) Le jugement esthétique repose donc sur deux éléments : l'intensité de l'émotion; le gain de désignation gagné. Il faut sans doute ajouter un dernier élément : la façon aliénée ou non de vivre l'émotion suscitée (afin de répondre aux défenseurs de l'exaltation violente, autistique d'un certain rock) : l'œuvre d'art n'est pas un miroir psychiatrique, c'est un signe, un outil inutile d'autonomie. Le chef d'œuvre est ainsi ce qui parvient à susciter une émotion libre (c'est-à-dire soit joyeuse, soit consciente) avec la plus grande intensité possible (c'est sur ce point qu'intervient la question de la perfection), émotion qui n'avait jamais été « désignée » auparavant. Entretien avec Cornélius Castoriadis1990Contexte de cet entretienA la fin de la première année de Sciences-Po, il était alors possible de choisir entre effectuer un stage en entreprise ou rédiger un petit mémoire de recherche. J’ai choisi la seconde option en travaillant sur « Psychanalyse et Politique » à partir des textes de Freud et de Castoriadis. Je n’avais pas de contact avec lui alors, ni d’introduction. Son numéro de téléphone figurait sur l’annuaire. Je l’ai appelé. Il a accepté de me recevoir pour cet entretien qu’il a relu et validé (en biffant des questions finales portant sur son propre parcours analytique). Nos relations ont commencé là.« L’expérience du transfert comme chemin vers une autonomie personnelle réelle peut-elle être rendue de façon équivalente par l’éducation, l’écolage, même inspirés par la psychanalyse ? (autre formulation : la création d’un autre rapport entre instance réflexive et les autres instances psychiques n’est-elle possible que dans la psychanalyse ?) »CC – Non, je ne pense pas que l’expérience du transfert puisse être rendue de façon équivalente par l’éducation, l’écolage, même inspirés par la psychanalyse. Mais ce n’est pas équivalent avec votre deuxième formulation : je pense que la création d’un autre rapport entre instance réflexive et autres instances psychiques, elle, est possible en dehors de la psychanalyse. Seulement l’expérience du transfert est unique pour des raisons qui sont presque triviales. Parce que c’est un adulte en général qui revit une expérience de relation transférentielle dans une certaine régression avec une figure qui pour lui représente, représentera successivement les figures parentales, etc. Il y a une unicité de l’expérience du transfert qui ne peut pas être transposée.« Cette expérience apporte-t-elle un plus dans le chemin vers l’autonomie individuelle ? »CC – Ce n’est pas l’expérience du transfert comme telle mais c’est l’expérience analytique. Oui, elle apporte un plus au sens que cela donne une capacité de se réfléchir, évidemment pas pour ce qui est des processus purement intellectuels, mais pour ce qui est des processus psychiques, capacité que généralement les individus n’ont pas ou n’ont pas à ce degré.« Quelle différence faites-vous entre l’expérience analytique et l’expérience du transfert ? »CC – Le transfert est une composante d’une expérience analytique. L’expérience analytique est plus large. Elle n’est pas que le transfert. Il y a tout le travail de l’analysant par exemple.« La psychanalyse, si son objet est celui que vous lui donnez, ne va-t-elle pas au-delà de son rôle thérapeutique ? N’a-t-elle pas alors un rôle politique à jouer ? Sinon, ne la cantonnez-vous pas dans son rôle précisément thérapeutique ?CC – Il faut s’entendre. J’ai toujours pensé que la psychanalyse n’a pas de rôle politique direct à jouer. Il y a un rôle politique très indirect qui est un rôle d’élucidation ; et ce rôle d’élucidation c’est essentiellement ce que j’ai essayé de faire : la prise en compte des éléments psychiques dans l’institution sociale et la prise en compte de ces éléments psychiques aussi, sans doute, dans le fonctionnement des individus, par exemple dans des groupes, des institutions concrètes, etc. Cela ne veut pas dire que l’on peut, pour le dire bêtement et brutalement, psychanalyser la société ou psychanalyser un groupe politique ou psychanalyser le parti socialiste aujourd’hui pour lui faire surmonter sa déprime, etc.Deuxièmement elle a un rôle, mais là qui est infime, dans la mesure où on peut espérer que des individus sortant d’une psychanalyse digne de ce nom sont effectivement des individus qui peuvent agir de façon beaucoup plus lucide dans une action politique qui vise l’autonomie.« N’y a-t-il pas alors un trouble à partir du moment où il existe un moyen pour rendre les individus plus autonomes : est-ce que ce moyen ne peut pas être utilisé de façon plus importante ?CC – Il ne peut pas être utilisé de façon plus importante pour une raison très dure, très empirique : c’est que les gens ne font pas une analyse pour devenir plus autonomes. Les gens font une analyse parce qu’ils souffrent. C’est cela qui les conduit en analyse, qui les maintient en analyse. Bien sûr tout de suite après se noue le transfert mais c’est ça le mobile de départ et c’est ça le moteur tout au long de l’analyse. S’il n’y avait que le transfert, les analysants resteraient sur le divan ad vitam aeternam, ils seraient là, ils seraient contents, ils aimeraient leur psychanalyste et ils auraient l’impression que leur psychanalyste les aime : ça baigne, comme on dit. Il y a une souffrance réelle qui les oblige à aller plus loin.« Donc, pour vous, la psychanalyste ne doit traiter que de la souffrance, que de la douleur ? »CC – En tant que psychanalyste, je pense que oui.« Ce n’est pas du tout l’impression que donnent vos écrits lorsque vous parlez de psychanalyse et politique. Vous appuyez sur l’autonomie dans ceux-ci.CC – Oui, car le point de départ, c’est la souffrance, mais la vraie fin de l’analyse, à laquelle elle ne réussit pas toujours à aboutir, c’est effectivement à mes yeux l’autonomie de l’individu. Donc c’est sur cette fin que je mets le poids. C’est pour cela. Et aussi, comme c’est la même fin que la pédagogie et, dans ma conception, que la politique, c’est pour cela que, par exemple dans Psychanalyse et politique – comme le faisait déjà Freud mais d’une autre façon – je regroupe les trois comme je l’avais déjà fait dans la première partie de l’Institution imaginaire. Lorsque je parlais de praxis en 1965, j’avais déjà fait ce recoupement. Mais, de même, il y a peut-être plus de pédagogie bien conçue dans une action politique bien conçue que de psychanalyse.« Finalement, vous la cantonnez dans un rôle proprement thérapeutique et rien d’autre ? »CC – Pas thérapeutique uniquement.« Dans un rôle « d’inspiratrice » ?CC- Elle est inspiratrice à l’autonomie mais au plan pratique je ne vois pas comment on peut dépasser le niveau individuel. C’est-à-dire psychanalyste-psychanalysé. Je ne vois pas des implications plus collectives.« Dans le nombre de personnes psychanalysées et le nombre de psychanalystes, dans l’influence plus importante qu’elle pourrait avoir ? »CC – Qu’est-ce qui limite le nombre ?« Parce qu’elle est recouverte encore aujourd’hui d’un halo ésotérique qui fait qu’on la voit destinée à des hystériques bourgeoises… »CC – Cela est vrai : il y a un barrage qu’on peut dire socioéconomique et même idéologico-imaginaire. C’est vrai, mais cela veut simplement dire qu’au lieu d’avoir – je ne connais pas les statistiques mais au lieu d’avoir 100 000 personnes qui se font analyser on en aurait 500 000 : sur 50 millions d’électeurs, cela ne fait pas beaucoup…« Question naïve et hors de notre sujet : si tout le monde gagnait un minimum d’autonomie personnelle et pouvait faire des choix, qui effectuerait les travaux pénibles ?CC – Ce n’est pas une question naïve du tout. C’est une question qui concerne l’organisation du travail dans une société autonome. Je pense que, dans ces cas-là, il faut soit compenser les travaux pénibles par une moindre durée, soit d’une façon ou d’une autre organiser des systèmes de rotation. Mais là, on est dans un autre domaine.« Sur quoi fondez-vous « la monade psychique » (il est dommage que vous ne tentiez de le faire par du clinique particulièrement pédiatrique). Il ne me semble pas avoir trouvé dans vos textes de fondements à votre schème de « monade psychique ».CC – Mais quel pourrait être ce fondement ?Vous avez raison, en un sens c’est une hypothèse. Si je procède régressivement, je me demande d’abord bêtement pourquoi, finalement – à part quelques rares exceptions et qui sont encore passibles d’interprétation – chaque individu est le centre du monde pour lui-même. Pas simplement le centre des coordonnées au sens que X, Y, Z commencent toujours par moi et le maintenant c’est mon maintenant, et pas le maintenant de Kant, de Toutankhamon ou de Périclès ni le vôtre d’ailleurs, c’est mon maintenant. Prenez 1984 : pourquoi Winston Smith trahit-il Julia en disant : « faites-le à elle et pas à moi » ? Il y a donc cet égocentrisme irradicable. D’où est-ce qu’il vient ? Il ne peut pas venir de la libido sexuelle. Freud parle de l’instinct de conservation du moi, mais il ne s’agit pas d’instinct comme chez les animaux. Il s’agit du fait que la toute première image du monde est fabriquée autour de soi. Alors on remonte et on arrive aux premières années, on trouve cette toute-puissance de la pensée que Freud appelait « magique » et que j’appelle moi « réelle » parce qu’elle est en effet réelle dans la vie psychique.Autre exemple : on dit que le bébé voit dans sa mère une personne toute-puissante. Pourquoi elle est toute-puissante ? La question n’est pas si elle est toute-puissante par rapport à ce qui concerne le bébé, la question est : d’où est-ce que le bébé sort le schème « il existe quelqu’un de tout-puissant » ? Il ne peut le sortir que de lui-même : c’est une projection.Donc il y a déjà au départ quelque chose qui est cette capacité d’investir de sens – mais ce sens est un sens nucléaire, qui est le seul dont dispose la psyché au départ.Alors, si nous contractons cela, si nous voyons par exemple toute la problématique qu’il y a dans la différenciation de soi et de l’autre, à quoi aboutissons-nous ? Vous savez, la fondation de la monade, ce n’est rien d’autre que l’élaboration d’une phrase de Freud lui-même à la fin de sa vie – quand il a jeté cinq ou six phrases dans un cahier où entre autre il dit « Ich bin die Brust » - je suis le sein. Pourquoi je suis le sein ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’y a pas la distinction, non, pas « de moi et de la mère », même pas « de moi et de l’objet désiré ». Donc, ce qui est plaisant est investi comme une part de moi-même, et il est investi au sens que c’est soi-même qui suis source de plaisir, et soi-même qui suis la complétude.Or, si nous contractons jusqu’au bout, on a ces équations que j’ai écrites dans le chapitre VI de l’Institution imaginaire… : moi=sens=plaisir=tout=moi=je.Je ne vois comment autrement on peut le fonder.« Le fonder en prenant des cas cliniques de pédiatrie ».CC – C’est vrai, c’est un travail qui reste à faire mais on ne peut pas tout faire.« Pourquoi la monade psychique réclame-t-elle du sens (« l’institution doit satisfaire les réquisits minimaux de la psyché : fournir du sens diurne ») ? Ce besoin est-il à relier avec la gratuité de l’élucidation philosophique ? Un psychanalyste peut-il vraiment parler de gratuité ?CC – Je crois que là on n’a pas la possibilité d’aller plus loin.« Elle réclame du sens, c’est une constatation – mais on ne peut expliquer pourquoi ? »CC – Voilà. Je pense qu’il y a une donnée essentielle de l’être humain qui est qu’il cherche du sens.« Est-ce à relier avec la gratuité de l’élucidation que vous évoquiez dans la conférence avec R. Rorty ? »CC – je ne parlais pas de gratuité du point de vue du philosophe lui-même. Je parlais de gratuité comme fonction sociale. En quoi une société a-t-elle besoin de la philosophie ? je crois qu’elle n’a besoin de philosophie – et c’est là la restriction qu’on peut apporter à la gratuité – que dans la mesure où précisément, en tant que société qui au moins tend vers l’autonomie, elle veut une élucidation. Mais il y a gratuité parce que cette élucidation aboutit à la conclusion que j’ai formulée dans mes derniers textes et les dernières années du séminaire : que finalement il n’y a pas d’autre sens que celui que nous créons.C’est-à-dire que, si on attend de la philosophie qu’elle dévoile la signification du monde, ce sera une illusion. Elle a toujours essayé de le faire en se substituant à la religion, mais c’est une illusion et, si on attend cela, on sera déçu. Mais ce que l’on peut effectivement en attendre, c’est une élucidation.« Mais cette élucidation, vous dites vous-même : « on fait de la philosophie parce qu’on ne peut pas faire autrement ». Doit-on comprendre ce « on ne peut pas faire autrement » dans le sens où la société autonome réclame cette élucidation ou doit-on le prendre dans le même sens que « la monade psychique réclame du sens » ? Y aurait-il un parallèle entre les deux ?CC – Je pense qu’à partir du moment où la réflexion commence, où l’on a une subjectivité réfléchissante, on ne peut pas faire autrement. C’est-à-dire : la question « pourquoi » et « pour quoi » surgit tout le temps. Et à partir du moment où elle surgit, on veut, on essaie d’y répondre d’une façon qui est réflexive. Ce n’est pas parce que c’est ce que dit le Capital ou l’Evangile, etc. A partir de ce moment là, on est nécessairement poussé vers la philosophie.« Voulez-vous parler de la notion de pulsion de mort, d’agressivité, et ses conséquences ? (c’est une question que vous pose également E. Enriquez dans le livre de Busino et à laquelle vous ne répondez pas dans Fait et à faire. »CC – Je n’y réponds pas parce qu’il faudrait tout reprendre. Je ne pense pas qu’il y ait une pulsion de mort au sens de Freud, c’est-à-dire comme presque instinct biologique, ou même pas biologique – cosmique, mythologique, mythologique-cosmique, cosmo-mythologique – qui conduise à la désintégration de ce qui a été intégré, etc. Certes, moi-même je parle de création-destruction, mais on ne peut pas en faire une pulsion. Je pense qu’il y a quelque chose d’autre qui est le désir de conservation absolue de l’état des choses tel qu’il est. C’est-à-dire la répétition, mais avec un R grandissime. Or, la répétition avec un R grandissime, c’est quoi ? C’est la permanence dans l’identité. La permanence dans l’identité, c’est la mort. Et là on retrouve pourquoi la « pulsion de mort » peut venir de si loin : parce que, finalement, c’est cela qui tient la monade psychique aussi longtemps que celle-ci tient.« Vous parlez dans Réflexions sur le racisme de la haine de l’autre comme haine de ce qui reste de la monade psychique contre l’individu social qui la « recouvre »…CC – Oui, c’est cela : notre moi manifeste, c’est quelque chose qui est problématique pour notre être le plus profond.« Il y aurait donc une individualité de la monade psychique capable de s’autoréfléchir ? C’est problématique, tout de même. »CC – C’est problématique. Il ne faut pas parler d’auto-réfléchi, il faut parler de la haine de l’individu seule manifeste, etc. Ce n’est que la transposition de la haine contre tout ce qui a obligé la monade à se différencier, à entrer dans la vie, à reconnaître les autres, etc. C’est en ce sens que cela se reporte sur soi. Je pense que c’est cela qu’il faut penser derrière la pulsion de mort.« Cela a des implications sociales importantes, non ? »CC – Je crois que cela a des implications sociales importantes. Je ne crois pas qu’il faille voir, comme Freud dans ses écrits sociologiques, la racine des difficultés de l’être-ensemble des êtres humains dans la pulsion de mort. Je crois qu’il faut beaucoup plus la voir – car pour moi tout cela se relie à l’idée d’hétéronomie – dans leur inertie et leur tendance à s’en remettre à l’autre. C’est-à-dire de rester tranquille le plus possible ou entrer dans un cadre où tout est réglé.« Mais l’Histoire est aussi violente et pleine de sang ».CC – Bien sûr, et c’est pour cela que je le relie à l’agressivité. Mais, pour moi, le problème fondamental de la société, ce n’est pas tellement l’agressivité des gens les uns contre les autres. C’est leur tendance à rester dans ce qu’ils sont, à prendre les institutions sociales qui seront les plus conservatrices, les plus tranquilles, etc.L’agressivité, c’est une autre affaire. Je crois qu’on a là des élaborations – je n’en ai nulle part parlé, j’ai des papiers là-dessus mais ils ne sont pas encore mûrs. Je crois que ce sont des élaborations qui viennent à partir de la scission de la monade. Cela se relie avec ce dont on a parlé tout à l’heure.Par exemple, première forme de l’agressivité : Il y a de la haine. Contre quoi ? Contre le mauvais sein ou la mauvaise mère. Le mauvais sein n’est pas un mauvais sein, c’est simplement le sein absent ou la mère absente, c’est-à-dire ce qui manque, ce qui ne peut pas être obtenu et la première réaction c’est la rage et la haine. Or, là encore, je ne crois pas qu’on puisse analyser plus loin et dire pourquoi c’est la rage et la haine. C’est cela : il y a de la haine. On le voit chez le nourrisson fantastiquement clairement, il n’y a pas de problème. Cela s’élabore par la suite, cela se sublime par la société, cela se canalise vers l’extérieur de la société : on n’est pas agressif contre les Français mais on est agressif contre les Allemands ou les Américains, ou contre les Maghrébins, je ne sais pas quoi et peu importe, et vice-versa d’ailleurs.« Cela n’est-il pas une épée de Damoclès ? »CC – Il y a plusieurs épées de Damoclès sur toutes les sociétés, y compris et surtout sur la société autonome qui est sans doute au plus près des périls et de la destruction.« Voulez-vous parler de l’opposition entre le désir de la société de se trouver « un père » (la tendance à se chercher) et l’autonomie ? « les sociétés et les hommes aimant peut-être plus se vivre comme des masses dépendantes » (Freud) aux ordres d’un dieu, d’un ordre, d’une idéologie, d’un chef ou d’un tenant lieu, comme l’a souligné à diverses reprises Freud dans son œuvre sociologique (E. Enquirez, Droz p. 43) : « c’est en faisant du chef l’objet de leur idéal du moi que les sujets supporteraient le groupe et créeraient l’institution » ?CC – On a un peu couvert cela. « Les hommes aiment à se vivre comme des masses dépendantes » : je suis tout à fait d’accord. J’avais dit à Eugène que je ne comprenais pas pourquoi il m’objectait cela, puisque j’ai écrit cinquante fois que la pente naturelle de toutes les sociétés, c’est l’hétéronomie. Pourquoi c’est l’hétéronomie ? Parce qu’il y a cette fantastique inertie des êtres humains, au sens le plus métaphysique du terme. Et donc la tendance à avoir un cadre stable, à s’en remettre à quelqu’un d’autre, à avoir une garantie de la signification, etc.« Est-ce que cette tendance peut être vraiment retournée ? »CC – Elle l’a été au moins en partie, non ?« Les deux exemples (la Grèce et l’Europe occidentale) que vous prenez tout le temps ?CC – Oui, plus un certain nombre d’individus que l’on connaît.« Peut-on prendre en compte ces individus ? C’est de sociétés dont il s’agit, non ? »CC – Pour les sociétés, on a ces deux exemples. C’est pour cela que je dis que c’est exceptionnel et extrêmement improbable. Il se trouve que nous vivons dans une société qui connaît cette composante.« Qu’apporte le récit du moment originaire de la société (réunion des frères, meurtre du père) de Freud si ce récit est une fiction ? »CC – ce récit n’est pas une fiction, c’est un mythe. J’ai écrit dans la première partie de l’Institution que le récit de Totem et tabou est un mythe et que, comme tous les mythes d’ailleurs, sont début présuppose sa fin – c’est cyclique, posé comme cela. Mais le mythe, il faut le citer en entier car après le meurtre du père il y a aussi (le mythe est aussi) le début d’une histoire : il n’est pas parfaitement cyclique. Il est cyclique aussi longtemps que le père originaire castre les enfants mâles et garde toutes les femmes pour lui. Cela c’est également le mythe d’Ouranos, de Cronos : là Freud n’invente rien. Il transporte dans la jungle primitive la mythologie grecque. Là où il se passe quelque chose, c’est au moment du passage de Cronos au règne des douze dieux sur l’Olympe autour de Zeus. Ouranos est castré par Cronos. Cronos, pour ne pas subir le même sort par ses fils, les avale. Et Réa, leur maman qui est une autre forme de la terre, cache le dernier qui est Zeus, et fait avaler à Cronos quelque chose qui le fait vomir. Ils entrent à ce moment là en bataille contre Cronos et ses frères qui sont les Titans. Finalement, les dieux gagnent et, à ce moment-là, même si Zeus est le monarque, les douze dieux sont un peu sur le même pied – ce sont des frères.Cronos et les Titans sont jetés dans le Tartare. C’est dans Hésiode tout cela. C’est donc un mythe très intéressant.« Mais politiquement, est-ce qu’il nous permet de comprendre ou élucide-t-il quelque chose, au-delà du mythe » ?CC – Je crois que ce qu’il élucide, c’est d’un côté le moment cyclopéen, moment du despotisme absolu, et de l’autre le moment du serment des frères – le serment démocratique : c’est-à-dire de l’égalité. Personne n’essaiera d’avoir plus que les autres.« Mais quelle est sa pertinence à partir du moment où ce n’est qu’une histoire ? »CC – Il n’y a pas de pertinence, si vous voulez dire par là qu’on ne peut pas l’amener dans une discussion publique en disant : vous voyez, posez des limites. Effectivement. Mais cela fait penser à ces aspects là. La socialisation à la révolte n'est pas une socialisation à l'autonomieJanvier 1997L'objectif du Contenu du Socialisme (C. Castoriadis, 10/18, 1979) est de décrire les bases des institutions sur lesquelles pourrait s'édifier aujourd'hui une société démocratique. Il s'agit d'établir le contenu d'un projet politique qui ne doit pas s'entendre sous sa forme galvaudée, politicienne, mais comme réinstitution d'une société radicalement autre, qui pourrait vivre et perdurer, après un mouvement social révolutionnaire. Remarquons tout de suite que l'hypothèse explicite du texte est qu'une société démocratique ne peut advenir que par une révolution. C'est cette hypothèse que je discuterai en distinguant deux éléments : le « quoi faire » c'est-à-dire le contenu des propositions, du « que faire », le chemin, l'action politique à établir pour voir ce « quoi » mis en place.Je vous ai déjà distribué l'ensemble des analyses que je considère encore valides, d'une extraordinaire richesse, décrivant les mécanismes essentiels d'un projet démocratique. Essentiellement : autogestion, égalité des salaires et des revenus. Nous pourrions reprendre une par une et discuter chacune des citations. Je pense que nous n'aurions aucun mal à tomber d'accord sur leur pertinence en droit. Cela nous prendrait du temps de mettre noir sur blanc un projet constitutionnel qui incorporerait et développerait ces fondations mais je pense que nous y arriverions. Ce n'est donc pas le « quoi faire » qui posera problème. Il me semble que cela pourrait même constituer un projet à long terme passionnant et dynamisant pour un groupe comme le nôtre. Le point sur lequel nous nous accorderions immédiatement est que nous ne voulons pas d'un projet parfait qui brillerait dans le ciel platonicien des Idées : nous voulons un projet à mettre en œuvre dans sa totalité, capable d'être mis aujourd'hui en œuvre.Ce sur quoi nous allons en revanche, j'en suis persuadé, nous opposer, tient au « que faire », à l'analyse de la société contemporaine, à la définition de ce en quoi peut constituer une action politique de nos jours. En bref, à la réalisabilité du « quoi faire ».Avoir une attitude critique, négative vis-à-vis de la société contemporaine est facile. Repérer les mécanismes historico-sociaux qui produisent aliénations et injustice reste aisé. Et comme je viens de le dire, proposer le modèle d'une société juste et humaine, aux institutions les moins imparfaites possibles n'est pas tâche impossible. La difficulté majeure tient en l'analyse du passage entre l'aliénation passée et présente et l'autonomie que nous souhaitons pour le futur. « Que faire » pour œuvrer à la transformation la plus rapide de l'aliénation en autonomie ?Un point me gêne dans l'analyse que fait C. Castoriadis du présent, un présent qui dure : renvoyer à la responsabilité collective de la société contemporaine (« c'est la faute aux gens d'aujourd'hui s'il n'y a pas plus de mouvements sociaux »), à un manque de « volonté » me semble un peu facile. Car de trois choses l'une : soit l'on est face à une conspiration du silence époustouflante qui cacherait et tairait l'existence de la solution miracle contenue dans ces textes, soit il y a un problème majeur de diffusion du message, soit « les gens » sont trop bêtes, trop velléitaires, congénitalement ou socialement, pour voir que des solutions existent et qu'ils peuvent les mettre immédiatement en place, soit enfin et c'est la position que je défendrai, un texte comme le Contenu du Socialisme, s'il contient les éléments capitaux de tout « quoi faire », s'appuie également sur des analyses que l'on ne peut pas pour différentes raisons reprendre dans le cadre d'un « que faire » ce qui nous conduira à reconsidérer la nature et l'inscription dans le temps d'un engagement et d'une action politique aujourd'hui.Le pan principal de l'analyse castoriadienne de l'apathie contemporaine repose sur une ontologie spécifique, fondant une liberté, conçue comme libre-arbitre, sur le postulat de l'existence de la création ex-nihilo, ontologie que je ne discuterai pas ici mais que je ne fais pas mienne pour deux raisons : elle repose en dernière instance sur un argument de foi motivé par le caractère « horrible » de la position nécessitariste ; et surtout, personnellement, je n'ai jamais fait l'expérience d'un surgissement à partir de rien, surgissement que je n'arrive même pas à concevoir.Dans le cadre de cette ontologie, lorsque le « quoi faire » est défini, il n'y a plus qu'à le vouloir pour qu'il advienne. Le « que faire » n'est qu'une question de volonté.Admettons ce point. Nous tombons alors sur une difficulté pratique : le projet politique que décrit le Contenu du Socialisme a été conçu pour une société industrialisée quasiment autarcique, ce qui pouvait éventuellement être encore le cas à la fin des années soixante mais n'existe nulle part de nos jours. Par conséquent, pour être viable économiquement, un projet pareillement conçu ne peut s'établir qu'à l'échelle de la planète (Cf. l'entretien joint). Je rappelle à tout hasard que les pays industrialisés représentent moins de sept pour cent de la population mondiale. Ce chiffre à lui seul ne signifie ni ne prouve strictement rien. Mais il nous donne des éléments d'appréhension de ce que pourrait être le pourcentage de la population mondiale dont l'histoire, la culture politique font douter qu'il pourrait vivre et supporter une société radicalement démocratique.J'en viens par là au point capital. En effet, si le « que faire » est pour C. Castoriadis une question de « volonté », il reconnaît pourtant - et il ne cesse même d'insister sur ce point - le conditionnement de cette volonté par le social-historique, le fait que toute « volonté » passe par le moule déterminant de la socialisation.« L'autonomie ne peut être instaurée que par l'action autonome de la population, elle n'est rien que cette action autonome. La société autonome n'est rien d'autre que l'organisation de cette autonomie, qui à la fois la présuppose et la développe ». (CS, pp. 123-124 où j'ai remplacé socialisme par autonomie).La démocratie, ce ne sont pas des institutions, ce sont les individus socialisés démocratiquement capables de porter et de donner effectivement corps à la démocratie. Une société ne peut être autonome que si ses citoyens sont autonomes.Or justement : la socialisation à la révolte n'est pas une socialisation à l'autonomie.L'analyse de Marx selon laquelle le capitalisme crée de façon endogène, par la concentration du prolétariat, par la solidarité des travailleurs à l'usine, par la paupérisation, les conditions de la révolution est exacte. Mais précisément 17, l'Espagne, 68, l'histoire des mouvements révolutionnaires et notre quotidien au jour le jour nous montrent combien le passage du « quoi faire » au « que faire » n'est pas qu'une question de volonté. De même que le statut de martyr ne donne aucune légitimité morale ou politique, le fait d'être révolté, révolutionnaire, n'indique en rien la capacité à vivre librement, la capacité à propager l'autonomie. Une révolution, y compris une révolution qui échoue, peut en tant que telle être socialisatrice, pourvoyeuse d'autonomie en tant qu'elle permet à la collectivité de reprendre conscience qu'elle est l'origine de ses lois. Mais cette simple prise de conscience est négligeable au regard de tous les mécanismes sociaux dans et par lesquels les individus ont été socialisés et qui vont à l'encontre des processus élémentaires qu'exige le fonctionnement d'une société démocratique.Pour des raisons pratiques donc, on voit mal comment une révolution mondiale - tristement, sa seule hypothèse fait sourire - pourrait advenir, ni comment une révolution nationale pourrait permettre l'installation à long terme d'une démocratie.« Que faire » alors ?Se résigner au cocooning ? Pleurer amèrement sur le sort funeste d'une humanité qui ne ressemble pas à celle que nous voudrions qu'elle soit ? Je m'y refuse, ayant fort à cœur le premier paragraphe du Traité Politique de Spinoza.Comment alors œuvrer efficacement à la société radicalement autre que celle dans laquelle nous vivons et que nous appelons tous de nos vœux ?Personnellement, je ne me sens pas « réformiste » : je situe la temporalité de mon action bien en-deçà. Mon autonomie, je l'ai d'abord gagnée en ayant eu deux chouettes professeurs au collège et au lycée, le dernier m'ayant introduit à C. Castoriadis, lequel m'a permis de donner sens à tous mes domaines de prédilection et de comprendre leur unité précisément dans la question de l'autonomie. Par conséquent, je crois que l'éducation, l'école peuvent être le principal vecteur d'autonomie. Evidemment pas l'éducation et l'école d'aujourd'hui, où des professeurs, face à des classes surchargées, ne peuvent être que des dispensateurs de diplômes vaincus par la loi d'un marché du travail saturé. Je crois que le « que faire » d'un mouvement visant l'autonomie passe par la création d'une école à commencer, pourquoi pas - quitte à vous faire hurler -, par une école utilisant internet comme support. C'est mon projet à moyen terme.Mais mon autonomie, je l'ai gagnée encore et surtout en analyse. Mon autonomie personnelle, penseront certains d'entre vous, n'a rien à voir avec mon aptitude citoyenne. Malheureusement je ne peux pas leur démontrer le contraire. Seulement leur témoigner de mon expérience personnelle. S'interroger sur les gains réels ou anticipés d'un engagement politique, sur les représentations, sur les mythologies personnelles qu'un tel engagement requiert et s'interroger sur cela dans le cadre spécifique de l'analyse a été pour moi capital et libératoire. Peut-on envisager que l'on puisse authentiquement œuvrer pour l'autonomie sur la base de motivations aliénées ? Mais la question est là encore en-deçà : en analyse, on n'interroge pas son engagement politique mais la totalité de sa vie. Ce que l'on découvre, c'est qu'elle est le résultat de désirs souvent contradictoires dont l'origine est pour l'immense majorité extérieure, parentale ou sociale, que ces désirs appartiennent à quelqu'un d'autre, qu'ils sont, étymologiquement, aliénés et aliénants quand, comme dans la plupart des cas, on n'a pas conscience de leur origine. Peut-on promouvoir, propager l'autonomie en étant aliéné ? Je ne le crois pas. Et la confrontation avec la misère psychologique, avec l'aliénation violente d'une population représentative de la jeunesse masculine française pendant mon service militaire n'est pas pour rien dans cette position.Ces différentes expériences m'ont conduit à penser que l'activité de psychanalyste est aussi une activité qui porte un projet d'autonomie politique. Je me forme actuellement à cette activité.Quand à l'activité politique au sens traditionnel, elle se résume pour moi à :- Définir de façon la plus précise les institutions alternatives, être capable de répondre très précisément à l'interpellation « vous critiquez, vous critiquez d'accord, mais que proposez-vous ? ». Cette tâche me semble déjà surpasser mes capacités et compétences.- Propager autour de soi l'argumentaire de ces institutions. Ecrire, publier, enseigner. Je ne crois pas au meeting, je ne crois pas que l'on puisse apprendre et participer dans un groupe dépassant une quinzaine de personnes. Je crois donc en la cellule.- Agir autour de soi lors de chaque enjeu collectif (association, municipalité) en appliquant les principes et en proposant les mécanismes de l'autogestion, y compris et surtout quand on est minoritaire.J'ai fait le deuil de voir dans ma vie une société humaine libre. Ce fut un deuil douloureux mais qui m'a permis de mieux concevoir mon engagement, sa finalité limitée mais importante : faire en sorte que des étincelles d'autonomie subsistent et se développent, en doutant peu qu'elles ne restent qu'étincelles.