Stéphane BarberyL’Accueil © Stéphane Barbery, barbery@gmail.com, 杲1.0 09/2015Calligraphie de couverture : 迎 par解縉 Table des MatièresL’accueil des dauphinsL’accueil dans la voie du théL’accueil dans la voie photographiqueL’accueil de la couleur du temps dans le théL’accueil impossible du fils par le pèreL’accueil du non-soi qui est soiL’accueil clos au videL’accueil du préalableL’accueil de l’eau potableL’accueil du sableL’accueil merveilleux de la défaiteL’accueil du petit satoriL’accueil de la goutte qui est la bouteille et le murL’accueil des flowsL’accueil monisteL’accueil de l’oiseau L’accueil des dauphins Je n’ai jamais aimé nager.J’ai toujours détesté la piscine.L’odeur, la sensation aqueuse de l’effort.Les moniteurs me le rendaient bien.Je revois la jouissance et le mépris du vieux beauà la suite de mon platau plongeoir de trois mètresle soir de ma dernière leçon.Je revois le mépris des garçonsqui « font natation » le mépris de ceuxqui n’ont jamais eu mal au bidele jeudi matinJe n’ai jamais aimé la mer.L’odeur, le sel, le sable.Les vagues, oui.Leur force narguanteLeurs lèvres blanchesLe vent, oui.Sur l’eau salée.Quand elle est surface de jeu ridéeMais impossible de comprendre ceuxqui aiment nagernager - en mer -en pleine mersans repères,aveugles.杲Je suis à Ogasawara.Sur Chichijima,l’île-père.J’ai renoncé à merendre surHahajima,l’île-mère.Je ne sais pas ce qui m’attendsur cet archipel sans aéroport- 26 heures de bateau -- une liaison par semaine -au sud de Tokyo.La demi-page du guide touristiquevante la nage avec lesdauphinset l’hiver, les baleines.Nager avec les dauphins.Le simple verbe me donne des frissons.Je n’ai pas échappéau rêve grand bleude ma génération.Aux documentairesmarins télévisés.Nager.En pleine mer.Avec des dauphins.Faudra-t-il remercierla piscine ?杲Le bateau de Take Sanest petit.Je comprends vite que c’est mieuxque les grosqui ont une doucheun wcet 25 pingouins.Avec moi, deux couplesde jeunes japonais.Et une célibataire.A la voix gravede cadre dure à la tâche.Take san rayonne lebonheur d’être chez luiune fierté confiantevirilejoyeuse.Les beautés de son îlec’est son métierson quotidiensa vie.Ce que sera toute sa vie.Des japonaisconfiantsvirilsjoyeuxcomme Take Sanje n’en aipas beaucoupvus.C’est bond’en voir.杲Le premier jourNous allons sur l’île Sud.Take san m’incitesans rien direà y tester le « schnorkeling » :masque, tubaet palmes XLNager. En mer.Je suis le dernierà me mettre àl’eau.Masque aux yeuxeau à la taille,je regardelongtempslongtempsun poisson aigue-marinequi me regarde le regardant.Nous dansons ensembleun slowde quand on a douze ansbras tendusl’air gênépupilles dilatéesAutour,dans l’eau à 25 degrésd’autres poissonssi aigue-marine qu’ils transparentobservent le slow.En jaloux.Dans lapetite criqueprotégéede l’île Sudnous faisonspeur au groupe debébés requinsparesseuxfroussardsSous le corail,les poissonskimono de printempskimono d’automnekimono d’étékimono d’hiverdoiventêtre des poissonnes.Ou pas.Ces couleurs-làsont au-delàde la sexuationde la saturation.Ce que je vois, c’estdu crack oculaire.Des eye-candies pour clown maniaqueDes E128, E103, E130, E152, E181interditspar le codex alimentariuset les traités internationaux.杲Nousquittonsl’île Sudpour la baiedevantle heart rock.Les jeunes couplesse font prendreen photo.La cadre célibataire aussi,les yeux si tristessur son sourire parfait.Nous regardons la mergris tourterelle foncéet chaque petite vaguequi n’est pasundauphinIl estl’heure de manger.les bentoet les sandwichs fluffy.Trois dauphins soufflent.Je me retrouve dans l’eauavec les autressans comprendrece qu’il faut fairene pas faireles dauphins plongent.Tout le monde rembarqueexcitéaux aguetsTrente mètres plus loinles dauphins sont là.Je plonge.杲Et c’est comme cespremières fois d’une viequi comptentcelles qui s’inscrivent en flashet qui reviennentquand tu dois te souvenirde ce qui a comptéde ce qui vaut la peinela peinetoutes les peines de vivre.Ils sont troisdevant moigrands comme moije pourrai lestoucheret leur grisleur blancles traces grifféesblanchessur leurscourbes grisess’imprimentpour toujourstoujourstoujoursen moiJe nageavec les dauphins11 juin 2009 Le lendemainil pleut.Toute la journée.Alors je lis,dans ma chambrede la pension Cabbage Beachoù la cuisine,préparée avec amourest délicieuse,à chaque repas :parce que préparée avec amourLe lendemain du premier jouril pleut.Fort.– continûment –Personne ne sort.Je remercie,la pluie.杲La pluie me permetde souffriren privéà petit feu– continûment –sans passertrop ouvertementpourle crétin que je suis.En mer,sous ce soleilmême invisible,la crème solaire,sur le visage,c’est bien.Sur toutes les parties exposéesdu corps,c’est mieux.Je souffre toutela très longuenuitet ne sait pasqui,des cuisses,des épaules,ou du dos,gagneraientle premier prixde l’insupportable.Je ne peux m’allongerà plat ventrecar mes cuissesont gonflées commedes cloquesde la taille d’un jambon fuméJe ne peux reposersur le côtécar mes épaulesjuteuses,font de beauxrosbifs anglaisSur le dos,dans l’assomptionmagmatiquedes radiationsde mon corps trop cuitmon visage frais peut soutenirles moqueries du plafondA la condition strictede tenirl’immobilitéabsolueBouger,ne serait-ce que d’une respiration,signifietransformermon dos enpomelos.Ceux dont onretire délicatementla peauà la pointe du couteaudans un bruitd’adhésifet de papier de soie杲On me montedans un petit pot en verrele remède local :Umabura.Graisse de cheval.Alors je pue.Je puele barbecuechevalin.Une odeursi fortequ’elle rendimpossibletoute formed’hypnosevisant àm’extrairede ma réalitébraisée.Je remerciedoncla pluiequiun jour durantpasse de 7 à 6la plaquethermostatde mon corps.杲Le lendemain,tartiné decrèmewater proofSPF 50+dont l’opacitédonne de beauxreflets smoothie berryà ma peaudissimuléesous un chemise,manches longues,et un pantalon,long,j’entredans la camionnettede Take Sanoù m’attendenttrois jeunesjaponaises.Façonstarlettes locales.Enmaillots de bain.Mini.杲Les filles sont desamies deTake San.Aujourd’hui, je serai le seul client payant.En juin,le bateau de liaisonramène à Tokyotous les touristes– exclusivement japonais –qui ne sont làque pour trois jours.L’île est videjusqu’au prochain débarquement.Sauf des long stay,présents pour le travail.Et le françaisdont tout le monde a déjàentendu parler.Take San n’arien de prévu sur son planning.Et si le françaisveut retourneren mer,autant en faireprofiterles îliennesqui tiennent le restaurant italienet la boulangeried’en face.Les deux sœurs ne sont paskyôtoïtes :cheveux décolorés,piercing fantaisieau nombril.En japonaises,elles jouent leurroutinede petites filles.Mais on sentde la dureté,une âme rocher iodéd’îliennesous leurgazouillement « -chan ».Dans sa chemisemanches longuesfripéele français n’a rien à dire.杲Tous sont là pour lesdauphins.Et les dauphinssont làpour eux.Quarante le matin.Quarante grandsdauphins,des tursiops truncatusmagnifiques.Je nage avec euxplus d’une heure.Les sœurs,presque deux.杲L’émotion est là.Moinsforte.Il y a trop.Trop de japonaisesjouant les sirènes.Trop de dauphins.Trop à voir.Trop à nager pour suivre.Trop de gazouillementTrop de jeude divertissementmoins d’espritTrop de tempspas d’instant杲J’ai achetéun appareil jetableaquatiquepour fixerla forcede la première empreintede l’avant veille.C’est une erreur.A appuyer sur le bouton,je ne vois plus.je n’imprime plus,m’en rend compte,finit la pellicule.me sent plus libre,mieuxles mains vides.Un photographequi captureest unbarbareaveugle.杲Quelque chose est là,au bord des lèvres,absent.Je nage avec les dauphinsJe nage avec les dauphinsmais.杲Sur la peau de l’un des plus gros,celui qui ferme la marchede la fusion provisoiredes deux groupesde la baieje repère la marquela même marquede griffuresde morsurescellede monpremier dauphin.J’entendsles clicsles sifflementset sous l’eaule son est agréableil n’est pas aigucomme celui d’un gant plastiquesur une vitre qu’on nettoiemaisrayonnantclairbon dans la poitrineJe vois les petitssous leur mèreceux qui se frottentse caressentse font desbisousPlusieurs laissentdes traînéesdouteusesjuste devantmoiet je me demandesi je ne suis pasen train de mefaire pisserdessus.Par des dauphins.Je nage.Je nage avec les dauphinsMais l’esprit debaptêmen’est plus là.La communion n’est plus là.Ce grand groupe de dauphinsqui m’ignoreque je dérange sans doutene m’accueille pas.me tolèremais ne m’accueille pas.杲Nager avec les dauphins,l’émoi qui peut changerune vie,c’est ressentir l’Accueil.Un dauphinUn petit groupe de dauphinst’accueille.Autour,même à 25°même bleu dragéel’eau est ce cosmos méchantde solstice d’hiverqui te broie dans l’obscur.Autour,même avec un GPS sur le bateautu es dans le nullau centre de l’abîmede laperdition.Et le dauphin t’acceptephysiquement.Lui qui est plus gros que toi.Lui qui est griset qui devient bleuplus beau que tous lescieuxIl te laisse le suivreIl se place à côté de toiIl te jaugesans te jugerNi par ta langueNi par ton âgeNi par ton sexeIl ne te connaît pasett’accepte.Et c’est la première foisque ton cœurdans le cosmos mitard de l’humainressentl’accueilCette émotion si forte,plus forte que tous les chefs-d’œuvre,t’illumine :le Beaule Vraile Bienest là :dans l’accueilLes mots donnent l’humain à l’humain.Ils nous ont pris l’accueil.12 juin 2009 En rentrant vers le portnous croisonsdes poissons volantsexocets de beauté givréetrop exotiquestrop rapidestrop fuiteuxpour convenircomme métaphoresMais ils auraient pu.杲Plus loinune bouéeen train demourir.Dans unflap-flap.Le poisson hérissona eupeur.Il s’est gonflécomme un gros ballonet flotteagonisantdouloureuxridicule :il a eu trop peur.Il reste coincé,figédansl’effetde sapeur.Il meurtà l’air libre,desa défense.A regardercette détressequi amuse l’équipageje pense autraumaà ce que letraumafaitaux gens.et je fermeles yeux.La mer que je voisse couvre alorsde millionsde mines maritimes,douloureuses,hérissons,figéesflapotantesEt dans cette imagehorrible,qui se fixe,j’entends la petitemusique justed’unportraitde l’histoire.Cela fait mal.杲Nager avec les dauphinsest bien sûrun placebo.Un test projectif.Si rare,si impliquant,si corporelsi court-circuitantque la révélation qu’il imprimeest plus forteque ce que tu y as seulprojeté.Si tu y metsla peurtu y trouveras la peur.Si tu y metsle delphinariumtu y trouveras le delphinariumSi tu y metsl’étéle divertissementtu les y trouveras.Et si tu y metsune questionformuléesans motstu aurasune réponsetransformantevibrant longtempsdanstoncorps.Je ne me souviens pasavoirformuléde question.Mais la réponsea étél’accueil.L’accueil,ce n’est pasl’accueil du riche dans un hôtel de luxe,du pauvre, du sans-emploi, du smicard par l’administration;l’accueil de l’orphelin, de l’enfant battu, de l’enfant placé, du pupille de la nationl’accueil du délinquant, du toxico, du mafieux en filaturel’accueil du taulard, de la surveillante dans un service de réanimationce n’est pasl’accueil des petits et de leurs parents qui sont aussi des petitsl’asile à l’étranger, au torturé, le guet-apens d’un commando, les trois marches du perron lors de la visite d’un tortionnairece n’est pasle sourire inqualifiable des greeters à l’entrée des franchises de mode internationale.le cri des serveuses d’Osaka, le dos cérémonieux des vendeuses de grands magasins japonaisce n’est pas la main ferme et virile, l’effusion fausse, latine, américaine, africaine ou arabe.l’accueil ce n’est pasle allo, le bonjour, le bienvenuece n’est pas tuer le seul moutonle seul pouletle faites ici comme chez vousL’accueiln’accueille pasla souffrancen’accueille pasle pouvoir ou son absencela fonction,l’intentionn’accueille pas l’autre parce qu’il est autreDes parentsmême sainsne peuvent pasaccueillir :l’accueil ce n’est pas l’amour.L’accueil ce n’est pas l’amourcar l’amour attend.L’accueil n’attend pas.N’attend rien.Même pas l’accueilli.Ton chien qui jappe de plaisiret qui t’aime,il attend sonmaîtresa meutela fusion du multiplela fusion si bonnedu multipleen une unité.Il ne t’accueille pas.Tes chatsqui se loventet ronronnentqui t’aiment ett’oriententvers leurgamelleavantd’aller dormiret chasser,ne t’accueillent pas.Quand tu les tiens contre toiquand tu sens leur cœuret leur corpsqui s’offrentqui s’abandonnentà la confiance absoluede ta protectionde ta bienveillancetu perçoispourtantloin,faible,assourdi,l’échode l’accueil.Et ça te donne enviede pleurercar ça te manque,ce hug sans le contact des motscette enveloppe solairesans désirces bras présents, bienveillantsdésintéresséssans projetsans intention pour toiL’accueil est cette bienveillance infinieau-delà du donque tu aimerais recevoirque tu aimerais trans-donner.Toi, le mortel mal lexicalisé.L’histoire, ce deuil impossible de l’accueil ?杲Je mets du zukô,l’encens en poudre,dans mes mains,claque deux fois mes paumesetremerciele grand dauphind’Ogasawara.Pourl’accueil15 juin 2009 L’accueil dans la voie du thé茶道 = 迎 (魂 . 世 . 美)La voie du thé est triple accueil : de l’âme, du monde, du beau杲從事於道者道者同於道« Qui va vers le tao,le tao l’accueille »Chapitre 23 du Tao Te King traduit par Liou Kia-hway杲Dans les livres qui lui sont consacrés, l’essence de la voie du thé est régulièrement définie comme hospitalité.En français, on voudra éviter le champ lexical de l’hôpital qui évoque un état négatif – de détresse ou de besoin, même léger -, de la personne à qui on offrirait l’hospitalité.L’invité d’une cérémonie de thé n’est pas dans le besoin. Il n’est pas dans la demande. Ce n’est pas un exilé, un client, un malade.Hospitalité n’est donc pas le mot juste.Quel terme faut-il alors choisir pour cerner ce qui donne son sens à la voie du thé ?杲Il y a un an, à Ogasawara, en nageant avec les dauphins, j’ai fait l’expérience bouleversante de l’accueil.Des animaux, libres, plus grands, plus forts qu’un humain adulte, font place à leur côté, dans leur environnement, la pleine mer, gris de Payne, perdue, profonde, sans repères, sans grammaire ni lexique.L’accueil n’est pas le bon accueil. D’un hôtelier commerçant, d’un ambassadeur désenchanté mais bien élevé ou d’une famille pauvre qui offre ce qu’elle a pour honorer l’étranger - et sa respectabilité.杲L’accueil est indifférent. A sa réputation. A la tienne. Que tu lui présentes par tes signes extérieurs.Celui qui accueille ne juge pas. Ton corps, ton âge, tes traces et les gimmicks qui te limitent.Il fait juste une place. A l’unique en toi. Non pas à l’étranger mais à l’unique, à l’individuellement spécifique. Il te le reflète, sereinement, chaleureusement.C’est cela – l’accueil non jugeant de l’unique – qui bouleverse.Parce que dans la surprise, tu perçois qui tu es, tu entends la musique de ton cœur, qui n’est pas celle que tes parents, ta langue, ta tribu t’imposent de répéter. Qui est aussi parfois la même. Mais tu ne savais pas jusqu’alors que ces accords et ces rythmes étaient vraiment les tiens, ceux qui te définissent.杲L’expérience si forte de l’accueil transforme parce que dans la perception saisissante d’être accueilli comme être singulier, on devient capable d’accueillir, seul, qui l’on est.L’hôte nous révèle, et nous révèle capables de nous révéler.L’émotion joyeuse, fraîche, palpitante de la révélation est accrue par la complicité avec celui qui accueille.Il sait, lui qui a été accueilli un jour, que l’on n’est pas le même avant et après cette révélation que l’on appelait depuis toujours, après ce satori que l’on n’attendait plus.Et l’accueillant est heureux, souriant, de partager cette lumière solaire, émeraude qui l’éclaire en reflet quand il la partage.杲L’accueil est double-accueil, accueil réciproque.La joie de l’accueilli est grandie de cette découverte que certes sa musique est enfin perçue, qu’il peut lui-même s’autoriser à accueillir son singulier mais, mieux encore, qu’il peut dorénavant percevoir, même faiblement, fragilement, la musique de celui qui l’accueille, la musique de ceux qui partagent avec lui le thé et qu’il peut à son tour, à sa mesure, les prendre dans ses bras.杲C’est cette révélation complice en trois temps – être accueilli, s’accueillir, accueillir – qui apporte, dans le thé, la sensation d’avoir le cœur lavé, qui ancre la sérénité. Ne plus – enfin ne plus – perpétuellement quémander la reconnaissance de son âme. Ne plus être enfant négociant à la marge son identité mais se tenir adulte, autonome, souriant dans la prunelle d’autres adultes autonomes, souriants.L’accueil, c’est l’accueil de l’âme.杲On ne peut accueillir que si l’on a été accueilli. Que si l’on s’est accueilli. Que si l’on est certain, toujours capable d’entrer en contact avec le spécifique en soi.Le bon psy fait cela.Pas toujours.Ce n’est pas simple d’oublier les traits, les seins, l’argent, l’ignorance, le statut, les cicatrices, le désir, les scripts de l’autre, son carnaval de non-spécifique.La transe aide en cela. Non pas à omettre le théâtre des apparences. Mais à placer sa paume sur le plexus du singulier. Le sien. Celui de l’autre.杲Le rituel sert à entrer dans la transe. Le sensei de thé doit aimer la transe, s’y sentir chez lui. La vivre comme sanctuaire.Le rituel est cette chorégraphie qui sature les sens et suspend le temps, atténue graduellement le contrôle de la conscience vigile, réflexive, pour faire place au magma analogique raw, aux synesthésies de bas niveau que le quotidien de notre temps nous requiert de filtrer.C’est parce qu’il est toujours le même que le rituel facilite la transe.Chaque mouvement, délégué au réflexe, se déroule hors notre présence. Le kata anesthésie l’entendement : met à nu et libère l’âme.La connaissance infaillible du rituel par la répétition indénombrable, disciplinée, est par conséquent nécessaire à l’accueil.Les débutants qui doivent être attentifs à chacun de leur geste n’ont pas la disponibilité d’entrer dans la transe. Ils n’y peuvent accueillir l’autre.Parfois pourtant, entre débutants, l’accueil a lieu. Si l’apprenant est doué. Si l’invité est doué. S’ils sont tous les deux doués pour la transe qui n’a rien à voir avec le thé, ni avec ce rituel de thé particulier. Si leurs âmes s’accordent.Mais la plupart du temps, pour l’immense majorité des cérémonies où l’accueillant n’a pas touché du doigt que le rituel n’est là que pour la transe, l’invité, souvent lui-même novice, reste seul, dans l’isolement lugubre de la pièce à thé obscure. Seul, il l’est déjà suffisamment tous les jours. Alors seul, face à un bol de thé, face à un autre qui s’évertue à contrôler chacun de ces gestes pour ne pas oublier le plus petit détail des figures que son école lui impose, le thé devient gâchis de temps de nantis, ennui dispendieux, et l’âme recouverte d’une énième boue de faux-self de classe.Un thé sans l’accueil n’est pas dans la voie : un barbecue entre amis a plus de valeur.杲Les voies de l’accueil sont nombreuses et les chemins pour entrer dans la transe, multiples. Les transes elles-mêmes – états modifiés de conscience – peuvent être totalement dissemblables : veille paradoxale ou dissolution collective, méditation calme ou spasme habité (la transe de Nô), imperceptible ou comateuse.Des piliers de bar peuvent s’accueillir dans l’alcool.Des chrétiens dans la communion à laquelle la voie du thé, selon quelques uns, emprunterait plusieurs motifs (le partage du calice et celui du bol de koicha, le pli du purificatoire, du corporal et du manuterge et le du pli du fukusa et du chakin, la pompe liturgique où la cérémonie du geste n’est pas une simple technique mais un langage des signes).Les amis s’accueillent dans l’amitié.Parfois les amants d’une deuxième nuit dans l’orgasme.Pourquoi alors faire de la voie du thé un accueil particulier, à défendre, à promouvoir, à transmettre ? J’y vois au moins trois raisons.杲Premièrement, dans notre société hypomaniaque qui abuse de toutes sortes de drogues, illégales, taxées ou prescrites afin de pouvoir supporter la fausse vie, un accueil par un simple bol de thé et de petites gourmandises sucrées apparaît comme dérisoirement sain.杲Deuxièmement, le sensei de thé n’est pas un psy. Son rôle n’est pas de soigner une identité blessée, étouffée, falsifiée. Je connais peu de dispositifs qui proposent aujourd’hui un accueil dont la vocation ne serait pas prioritairement thérapeutique ou religieux.La voie du thé est un lieu d’accueil ouvert à ceux qui n’ont pas besoin de consulter. Ouvert à ceux qui savent qu’ils peuvent accueillir sans en faire profession.Après tout, il ne s’agit que d’offrir ou recevoir… un thé.杲Troisièmement, le sensei de thé n’est pas un prêtre. Du moins il ne devrait pas l’être. J’aime la voie du thé car je la ressens sans l’ombre d’un arrière-monde mono ou polythéiste, simple rencontre entre deux mortels, conscients de leur court terme. Peut-être est-ce une illusion personnelle d’athée. C’est, à tout le moins, un souhait.Au Japon bien sûr, le système pyramidale héréditaire des écoles de thé a eu besoin, pour asseoir sa légitimité ces cinq derniers siècles, de sacraliser l’ancêtre supposé fondateur, Sen no Rikyu – en figeant l’essentiel du rituel dans une liturgie des petites différences. Cette para-religion clanique inhibe à mon sens la vocation universelle de la voie du thé. Si la voie requiert de faire allégeance à Rikyu comme à un prophète, un gaijin apparaîtra immanquablement faux en prétendant s’inscrire dans la lignée familiale de ce dernier qui n’est qu’un parmi d’autres génies créateurs d’un art qui commence plusieurs siècles avant lui, chez les Song, en Corée, et qui a vocation à rayonner quand les hommes n’habiteront plus seulement sur Terre.Une autre tresse historique pourrait également être perçue comme nouant problématiquement au religieux la voie du thé dans sa forme actuelle.Selon l’histoire officielle, la voie du thé fut importée au Japon par les moines bouddhistes zen de retour de leur formation en Chine. Les calligraphies de zengo accrochées dans le tokonoma, les dédicaces faites aux grands Bouddha des principaux temples, les formations zen des iemoto au Daitokuji, les harmoniques quiétistes du rituel et de la transe du thé témoignent de la présence de cette spiritualité diffuse. Elle pourrait être pesante si elle était transcendante comme dans les religions qui placent un Dieu tout-puissant, effrayant, en dehors et au-dessus du monde. Mais le zen est un monisme ciblant une épiphanie à laquelle on accède dans un ici et maintenant taoïste, dans l’immanence d’une transe qui n’est pas blanc-seing à l’obscur mais immersion trans-conceptuelle dans la clarté de l’Etre appréhendé comme flow, par l’expérience fluide, vivante, de l’accord.L’accueil, c’est l’accueil du tao.杲Faut-il avoir eu l’âme accueillie au préalable pour accueillir le tao ? L’accueil psychologique précède-t-il l’accueil philosophique ou l’inverse ? Quels sont leurs liens ?L’âme doit être assise pour ne pas avoir la sensation de lutter contre le flot du monde, d’être ballottée dans la nuit perdue de l’univers.J’ai l’intuition, agnostique, que l’accord avec le monde est un état naturel, premier. Que vient troubler le langage. Que vient brouiller la loi de la tribu.C’est la même capacité d’être à l’écoute de la musique juste du monde qui nous permet d’entendre le chant spécifique de notre âme et des âmes autour de nous.Le sensei de thé qui accueille une âme ne se met pas dans une modalité particulière d’accueil psychologique. Sa transe le plonge, l’éclaire, dans l’accord avec le flow, ici et maintenant, qu’il oriente d’abord vers lui-même, pour entendre son chant, qu’il oriente ensuite vers l’autre, afin d’accueillir ce dernier, puis enfin à nouveau vers le monde pour une connexion plus forte, ressourçante.Ce qui prime dans la voie du thé, c’est la capacité à s’accorder.L’accueil, c’est l’accord.杲Accueil de l’âme, accueil du monde, la cérémonie de thé serait déjà incroyablement puissante si elle ne comportait une autre dimension – peut-être la plus visible mais à mes yeux secondaires si elle n’est pas reliée aux deux premières – qui ne venait l’élever davantage : l’accueil de la beauté.La beauté accueillie ici n’est pas l’évanescence abstraite, platonicienne, d’une déesse grecque nature et nue.La beauté accueillie dans le thé est à entendre comme la sensation de se trouver dans la lignée du meilleur de l’humain, dans la filiation du meilleur des générations passées en quête de perfection.L’accueil de la beauté est un accueil du passé, actualisé dans un instant présent unique, qui n’a de sens que comme orientation vers le futur : chercher une perfection honorante, digne d’être transmise, inspirante pour les vivants, inspirante pour ceux qui viennent. C’est l’accueil de la joie exigeante à se sentir fier de l’accompli. L’accueil de l’exigence joyeuse à avancer plus loin encore sur le chemin de l’idéal.L’accueil, c’est l’accueil de l’honneur.杲La cérémonie de thé est art total, célébration privée d’happy few sollicitant tous les sens : art du jardin microcosme, architecture extérieure et intérieure - dont le projet est de disparaître comme architecture -,calligraphie thaumaturgique,ikebana suspendu du temps, encens secret, attention aux imperceptibles déclencheurs sonores – glissement des étoffes, souffle de l’eau –,objets d’art en céramique dont les formes et les motifs palpitent comme des cœurs et que l’utilisation bonifie au lieu de les trivialiser, papier comme lingerie chic de la lumière,métal appelant poliment la rouille,bois comme des phalanges de vieilles,tissus aux fils teints par les bouddhas,authentiques sculpture de cendres,chorégraphie agravitationnelle,délices pour gourmets prenant le sucré au sérieux,parfois gastronomie d’exception,accueil des saisons et de la lumière de l’heure,et bien sûr art de la feuille de thé transmutée en poudre de vie.Ce raffinement absolu n’est possible que parce qu’il est le produit millénaire de générations de génies, de maîtres-artisans, de passionnés - parfois les plus riches, les plus puissants de leur époque - et de professionnels à plein temps qui y ont consacré la totalité de leur vie, jusqu’à leur dernier souffle. Ce sont ces générations dont on accueille respectueusement la présence lors de cette représentation unique qu’est la cérémonie de thé où l’émotion est magnifiée par le fait qu’on sent qu’elle est cet instantané sans repentir à ne pas gâcher : la cérémonie de thé nous fait accueillir en nous le cadeau précieux de la vie comme privilège.L’accueil, c’est l’accueil de la conscience de sa chance.杲Cet accueil du beau est délicat car il peut aisément devenir l’occasion d’une démonstration de pouvoir, de richesse, de savoir, de contrôle, de réseau. Et quand bien même la cérémonie de thé ne serait pas une telle démonstration et resterait simplement esthétisante, elle raterait tout autant sa vocation.Un accueil du beau – du passé honorant des humains par un présent orienté vers le futur honorable des hommes – n’a de sens que dans la complicité du temps de l’accueil d’âme des présents, de l’accueil d’âme des absents – présents par leurs créations. Cette communion laïque, cette sensation de communauté fraternelle rendue possible par la transe du thé, est incompatible avec tout type de fierté de nanti. Le possédant exhibitionniste de son pouvoir, si ridicule, si frêle, si stupide à l’échelle de l’histoire, fût-il empereur ou shogun tout-puissant, n’est qu’un enfant dont l’âme n’a jamais été accueillie. Le m’as-tu-vu est un bouffon qui n’accueille pas, qui reste extérieur à la voie.杲Voilà pourquoi il n’est pas besoin d’être riche pour mener correctement une cérémonie de thé. La cérémonie de thé n’est pas réservée à la bourgeoisie capable de collectionner les nombreux objets d’arts, évidemment rares si ce sont d’authentiques créations, requis par un rituel qui change au fil des saisons.Deux vieilles boîtes de conserves et un petit morceau de bambou pourraient suffire à mener une cérémonie de thé accueillant le beau. Et c’est là un point crucial : l’accueil du beau, c’est l’accueil de l’esprit qui vise l’élévation de l’espèce humaine, l’accueil du plus noble projet des générations passées, pas de leurs chefs-d’œuvre.Les pièces d’art présentes dans une cérémonie ajoutent certes une émotion particulière : celles qu’elles dégagent en propre. Mais cette beauté là, on ne l’accueille pas : on en jouit comme déclencheur facilitant l’accueil.Ce qui importe, quel que soit le lieu où l’on accueille, quels que soient les ustensiles, y compris sans valeur, dont on se sert, c’est de partager cette complicité honorée avec le meilleur de ce dont on hérite, c’est la promesse de donner le meilleur de soi-même, en s’orientant solairement vers un futur qu’on vise à rendre meilleur pas simplement comme individu mais comme collectivité, comme espèce qui contribue à la valeur du monde.杲Voilà pourquoi j’aime autant Kyôto.Parce que marcher dans Kyôto, c’est avoir le privilège de faire l’expérience des trois accueils doux et forts du thé : le beau, le monde et l’âme.Gasshô23 août 2010 L’accueil dans la voie photographique茶道 = 迎 (魂 . 世 . 美)La voie du thé est triple accueil : de l’âme, du monde, du beau杲Cette grille de lecture des accueils, introduite dans le texte précédent, ouvre de nombreuses pistes de compréhension quand on l’applique à d’autres arts, d’autres dispositifs, d’autres situations.杲Dans le thé, la chronologie est la suivante :1) l’accueillant utilise le rituel pour entrer dans la transe et la transe pour se connecter au monde2) la transe de l’accueillant met, par manipulation mimétique, l’accueilli en transe3) l’accueillant oriente sa connexion au monde vers son âme, puis l’oriente vers l’accueilli pour accueillir l’âme de ce dernier4) l’accueilli, en sentant son âme accueillie, est capable de s’accueillir seul, et de percevoir l’âme de l’accueillant et des présents qu’il accueille à sa mesure.5) cet Accueil réciproque renforce l’accueil du monde de chacun et catalyse l’accueil du beau, c’est-à-dire la double orientation dans le temps humain : la filiation honorée du passé, la progression honorable vers l’idéal prochain par le biais d’émotions qui élèvent et rendent fiers. Le beau, avant d’être accueilli est, par la fascination qu’il provoque, un instrument d’entrée dans la transe.En surface, il semblerait que, dans la voie du thé, l’accueil du beau soit le plus important. En réalité, c’est l’accueil de l’âme qui est l’authentique cœur du thé. Et ce dernier accueil n’est possible que par le biais de l’accueil du monde (comme tao).La chronologie et l’importance relative des Accueils entre eux dans un dispositif particulier peuvent donc servir comme critères d’évaluation et de caractérisation de ce dispositif.杲Qu’en est-il en photographie ?Le photographe accueille le monde mais ne peut le faire authentiquement que s’il sait se connecter à son âme – qui se révèle dans son style, son regard spécifique – une âme qui a donc dû être au préalable accueillie, et qu’il doit savoir seul accueillir.Le photographe qui prend une photo est en transe.Il y entre par le rituel du maniement réflexe de son appareil. Et par sa déambulation spécifique dans le monde.杲La voie photographique a toujours comporté ce formidable deuxième temps de la transe : le temps du développement.Auparavant, cette étape de la chambre noire – technique, fastidieuse – n’était pas accessible à tous les photographes qui la déléguaient sans l’explorer.Depuis quelques années seulement, chacun peut, grâce au numérique, avoir la chance d’être aisément, confortablement, rapidement, son propre développeur et investir ce deuxième temps de l’accueil du monde.Accueillir le monde n’exige pas de dupliquer le réel comme preuve authentifiée d’une présence.Une photocopie n’accueille ni le monde ni l’âme.Elle certifie conforme, archive. Froidement. A la manière de l’huissier ou du greffier.La photographie ne devrait pas être un éclair de champs de bataille ou de Dieu biblique scrutant la syncope, la bavure, le hiatus. Elle ne devrait pas être lutte anxieuse, trépidante, contre les trépidations continues de la civilisation du chronographe. Elle ne devrait pas utiliser des expressions, violentes, comme « flagrant délit », « ligne de mire », « shoot » pour définir son projet. Le photographe ne devrait pas être un sniper, un inspecteur en maraude, un chasseur.L’accueil du monde n’a pas à se sentir prisonnier d’un dispositif technique qui tend à faire croire qu’il promeut la réplication, le clonage aplati mais supposé conforme d’un réel non mis en scène.Les partisans de la photo-preuve oublient-ils que leur dispositif est totalement arbitraire et que cet arbitraire transforme arbitrairement le monde qu’ils prennent en photographie ? Une photo est par nature une retouche, un recadrage du monde. Elle est toujours interprétation musicale. Le temps du développement permet de prendre contrôle de cette réalité, sereinement, ludiquement, sur un mode exploratoire assez similaire à celui de la prise de vue mais libéré du temps et des limites de l’appareil.Glenn Gould aurait-il fait un mauvais choix en préférant l’enregistrement en studio plutôt que le concert qui ne lui permettait pas de faire émerger à la perfection son intuition qui se manifestait dans le temps lent de la retouche optimisée ?L’accueil du monde – et non sa capture comme un poisson qu’on ferre en le blessant – est accord de l’âme et du flow du tao.La vérité que l’on cherche à saisir – non pas comme une viande mais comme un motif simple qu’on devine structurant le flux de données qui s’écoule devant soi, en soi – n’est pas objective.C’est pour cette raison que le développement numérique actuel constitue un luxe, un privilège méditatif, une occasion favorable à explorer en gourmand. Dans la transe particulière du développement, le photographe peut enfin, en prenant le temps – tout le temps qu’il faut – toucher du doigt ce que son œil n’avait que fugacement intuitionné, et transformer, quintessencier, parfois par des opérations d’extraction radicales, le brouillon de capture du Monde en un authentique accueil du tao mis en lumière par l’accueil du Beau.L’appareil photo est un alambic.Trahir le monde consiste à ne pas suffisamment le révéler.杲Si le monde qu’on révèle n’est pas le monde tel qu’il est, est-il encore le monde ?C’est, à sa façon, la longue histoire de la question du réalisme en philosophie qu’on retrouve posée ici.Le monde accueilli par la photographie n’est pas le réel mais le monde qui entre en accord avec le cœur humain, avec son cerveau câblé de façon spécifique par l’inertie de l’évolution de son espèce.Une mouche photographe n’accueillerait pas le même monde.Puisque nous ne pouvons pas échapper au monde des phénomènes, puisqu’une photographie ne sera jamais nouménale, puisque le monde que nous percevons est toujours déjà pré-filtré/pré-organisé par notre cognition, alors l’objectif de la photographie doit être d’accueillir cette pré-interprétation du monde dans sa capacité à nous émouvoir. L’objectif de la photographie doit être de sur-interpréter cette pré-interprétation pour émouvoir davantage encore.杲Interprétation musicale du monde extérieur, l’accueil photographique est aussi, parfois, accueil du monde intérieur.Il n’est pas question ici de l’accueil de l’âme, d’une personne spécifique, mais de l’accueil des mécanismes universels de cognition, du traitement interne de l’information de tous.Une image aux caractéristiques (parmi d’autres : profondeur de champ, texture de la lumière) construites par le dispositif photographique lui-même pourra créer, par ces seules caractéristiques, des émotions en ce qu’elle objectivera sous forme de « vue » une sensation psychologique infra-verbale, un tao interne.J’ai par exemple le sentiment que les objectifs lumineux (ouvrant à moins de 2) permettent, par le bokeh qu’ils créent et par la précision au rasoir du focus sur l’objet donné à voir, de mettre en image un certain état modifié de conscience, léger, de veille paradoxale, dont le fonctionnement est similaire : ultra-focus flottant sur un flou alentour doux.Ce qui est alors révélé, accueilli, c’est moins le monde extérieur que le monde tout aussi réel, interne, des modalités de notre cognition. L’émotion vient du fait que les mots dont nous disposons sont trop pauvres pour nommer nos états internes quand nous fonctionnons en mode non vigile, non réflexif, non langagier. Disposer d’une image comme tenant-lieu, même grossier, d’un de ces états internes produit une joie spinoziste : nous avons le sentiment d’accroître notre puissance d’agir sur le monde en disposant d’un symbole partageable, en sortant de notre isolat. Cette joie nous donne la sensation d’être grandi.Il ne s’agit pas bien sûr d’une spécificité photographique. Toutes les arts authentiques accueillent magistralement ce monde interne. Pour ne prendre qu’un exemple, une partie de la joie des fugues de Bach a, pour moi, cette origine.杲Accueil du monde, externe, interne.Et puis bien sûr il y a le portrait.Notre narcissisme ne cesse résolument de refouler ce point aveugle trivial : l’œil ne peut se voir lui-même, on ne se perçoit toujours que de l’intérieur. Une photo, en reflétant ce que les autres voient de nous, nous contraint, contre notre gré, à adopter comme soi cet inconnu le plus souvent limité, ridicule, cet usurpateur dont on sait, nous qui nous connaissons bien, qu’il n’est pas nous, lui qui pourtant se pavane à notre place dans le monde.L’âme a souvent, dans cette expérience implacable, non pas la sensation d’être accueillie mais d’être trahie, assignée à une injustice.Peut-être est-ce la raison pour laquelle, paradoxalement, un daguerréotype anonyme de 1850 de la collection George Eastman House me fascine si tristement : il s’agit du portrait, dans un beau cadre doré, d’un jeune homme aveugle à lunettes noires portant un chat flou dans ses bras. Cet aveugle n’aura jamais vu à quel point il était beau, à quel point son âme rayonne.杲Pour un Occidental, la façon dont les Japonais sont entraînés depuis leur enfance à prendre une pause seyante est à ce titre déconcertante.L’Occidental ne doit pas poser sur la photo. Il doit montrer ce qu’il est. C’est ce qu’on attend de lui. Pour lui, se voir tel que les autres le voient est donc en général douloureux car la réalité trahit toujours l’idéal flatteur que l’ego se construit.Le Japonais a appris, lui, à prendre la pose. Pour montrer ce qu’il faut montrer : qu’il est au bon endroit, au bon moment, dans l’humeur requise. Se voir sur la photo n’est pas douloureux car il n’y a pas d’écart avec l’attente d’une révélation flatteuse de son âme.En Occident, non pas accueil mais trahison de l’âme. Au Japon, indifférence à l’accueil de l’âme au profit du témoignage simulacre de l’harmonie apparente du groupe, dans l’authentique et fraîche satisfaction de la correcte observance du rituel.杲Mais parfois, quand le photographe sait accueillir, derrière le Pinocchio, Occidental ou Japonais, dont on voit les fils sur le portrait, sous le masque de l’imposteur, sous la cagoule du faux-semblant, apparaît, lumineuse, indépendamment des traits et de l’âge : l’âme authentique.杲Toutes les âmes révélées par l’image ne sont pas belles à voir. Certaines sont bien plus inregardables que la peau des grands brûlés, que les cicatrices des estropiés de guerres non technologiques, que les chairs gore de zombies.La haine, l’angoisse, la violence continuent de fondre certaines âmes comme des cires et on est terrifié quand on se trouve dans le champ de leurs éclaboussures.Il y a des âmes prédatrices, mauvaises de naissance.Peu nombreuses.La laideur est essentiellement le pus de la souffrance.De l’inaccueilli.Ça ne la rend pas plus acceptable.Plus regardable.杲Pas plus regardable que la douleur des innombrables victimes de ces âmes cassées.Et tel est le dilemme du photographe.S’il accueille le monde, il se doit aussi d’accueillir cet ignoble de l’humain.Pour témoigner de la souffrance des hommes. De son temps.Parfois, juste en la rendant visible pour tenter d’y mettre fin.Mais s’il choisit d’accueillir le beau, il ne peut se faire complice cruel de la cruauté, se faire complaisant aux limites de la complicité de la violence. Ses images ne doivent pas simplement témoigner, mais transcrire, honorer, orienter vers l’idéal, vers le meilleur du cœur humain.Les plus grandes photos sont celles qui nous donnent ce goût de vivre contre la laideur et la chiennerie du monde, qui nous font sourire en nous berçant de joie ou nous font serrer le poing en inspirant une révolte qui se traduit par des actes dont les générations qui suivent pourront être fières.Quand le photographe accueille respectueusement, chaleureusement, l’âme de la personne, c’est cet accueil de l’âme que le public de la photo perçoit. Et par résonance, c’est son âme que ce public ressent accueilli.杲写道 = 迎 (魂 . 世 . 美)La voie photographique est donc aussi triple accueil : du monde, de l’âme, du beau.杲Dans le thé, l’accueil de l’âme prime. Cet accueil est rendu possible par l’accueil du monde comme tao. Le monde accueilli dans le thé, c’est le rayonnement de fond primordial, diffus, flow, ondulaire. La perception de la totalité du monde dans un point de coordonnées – ici et maintenant, juste ici et maintenant – qui concentre l’univers. Et ce point, microfilm compressé de l’infini, on le réchauffe dans les paumes de la beauté comme héritage et comme projet de ce qui élève l’espèce humaine.杲Dans la photographie – et sans doute ce qui suit pourrait s’appliquer sans modification à la peinture – aucun des trois accueils ne devrait prévaloir véritablement sur les autres.杲L’accueil du monde par la photographie est un accueil discret, corpusculaire. La photographie est un caillou qui n’a pas la nature du fleuve du monde. La voie photographique consiste donc à créer un suiseki, un symbole, une incarnation surface, une idole profane qui à la fois témoigne de l’accueil du monde et, par sa force, suscite cet accueil chez le public.杲Les photos où ne figurent pas d’être ou d’artefact humain n’accueillent pas directement d’âme. Elles révèlent celle du photographe et cette révélation, associée à l’accueil de la beauté, peut conduire le public à se sentir accueilli. Mais puisqu’il n’y a pas d’intention spécifique du photographe d’accueillir une âme spécifique, on ne peut parler d’accueil d’âme. L’accueil de l’âme est toujours individualisé, ouverture active, chaleureuse, sans expectative, mais orientée vers une âme spécifique.Le photographe doit se placer en situation d’accueil d’âme quand il photographie des êtres humains, ce qui revient à leur demander de se départir de leur millefeuilles de masques – sans transe. Or les masques sont des protections socialement requises. Faire un portrait, c’est demander à une personne de se mettre nue en pleine rue. Lui faire remarquer, qu’au fond, même avec ses vêtements, elle est nue. L’accueil de l’âme, c’est accueillir cette nudité non érotique, non médicale, sans la juger. L’accueillir comme telle, respectueusement, et ce simple accueil devient alors le plus protégé des sanctuaires.杲Dans le thé, l’accueil de la beauté est pour beaucoup hommage au passé. Sans doute moins au passé, d’ailleurs, qu’au hors-temps : un sourire gentiment moqueur contre le maître-temps. Il arrive à la photographie d’honorer le passé mais son sujet est primordialement un présent – immédiatement déjà passé. Si elle accueille le beau, la photographie, qui a la possibilité de tout montrer, doit se modérer : toute œuvre est suggestion, vœu, orientation, appel qu’on lance à ce qui vient. Se souhaiter le meilleur, souhaiter le meilleur à ceux qu’on aime, à ceux qu’on ne connaît pas, à ceux qui viennent, tel est le beau à accueillir dont la photographie doit faire son permanent projet.杲写道 = 迎 (魂 . 世 . 美)Kasha2 septembre 2010 L’accueil de la couleur du temps dans le thé茶道 = 迎 (魂 . 世 . 美)La voie du thé est triple accueil : de l’âme, du monde, du beau杲Dans une chashitsu identique, le monde d’une aurore d’été, d’une sieste d’hiver ou d’une nuit de tsuyu ne sont pas les mêmes mondes.L’âme amoureuse, en colère ou endeuillée, d’une même personne, n’est pas la même âme à accueillir.L’accueil du beau, lui, est un phare intemporel, indépendant des modalités spécifiques de rencontre et d’humeur d’une cérémonie. Un phare dont le maître s’approche doucement au fil de l’éducation de son goût, de ses connaissances et de la maîtrise de tous les registres pianistiques de sa technique.Pour accueillir le monde et l’âme, le maître de thé ne pourra donc jamais répéter à l’identique une cérémonie qui aura pu fonctionner dans le passé. Pour accueillir, il doit accueillir l’ici et le maintenant de la cérémonie. Il doit accueillir non simplement l’âme spécifique de son invité mais également l’état d’esprit, l’état émotionnel spécifique de cette âme au moment de la rencontre.Cette modulation psychologique est triple : accueil de l’état spécifique de l’invité, accueil de son propre état spécifique comme accueillant (fatigué, coupable, honoré, tendre, étranger, …) et accueil de l’état spécifique de sa relation à son hôte (proche ou lointaine, sereine ou perturbée).Bien sûr la structure profonde de l’âme du maître de thé et de celle de l’accueilli, la nature de leur relation, indépendantes des variations de l’instant, produiront les caractéristiques dominantes de la rencontre.Si Bach se met au clavier, il composera du Bach.Si Chopin se met au clavier, il composera du Chopin.Et leurs musiques seront identifiables dès les premières notes, quel que soit le moment de leur vie, la saison, l’heure où ils jouent, quelle que soit la personne pour laquelle ils jouent.Et aucun des deux ne jouerait un air de requiem pour accueillir une jeune femme séduisante ou une danse insouciante pour accueillir un ami dans la peine.La difficulté dans la voie du thé vient du fait que le protocole ne dispose pas des mêmes richesses et libertés d’expression qu’un clavier. Le protocole du thé doit rester un cadre stable, un repère fixe pour permettre l’entrée dans le sanctuaire de la transe. C’est dans la subtile interprétation musicale du protocole que repose l’accueil de l’état spécifique des âmes et de la relation.Une jeune femme qui aurait régulièrement accueilli son amant dans le thé d’une façon amoureuse et légère, échouerait et trahirait la voie si elle tentait d’appliquer cette ambiance passée dans une nouvelle cérémonie qui aurait pour fonction de laver le cœur du couple après une journée de tensions.Pourtant elle servirait le même thé. Elle déploierait la même chorégraphie.Le maître de thé montrera son art en identifiant l’humeur des âmes présentes lors de la cérémonie (et pas uniquement leur nature profonde), la tonalité de leurs relations. Son intervention sera guidée par ce qui seule donne du sens au thé au-delà de l’accueil, la bienveillance : apaiser, sécuriser, rendre confiance, abluer.Un premier moyen simple consiste bien sûr à choisir avec soin les objets de la cérémonie. Notamment, pour ce qui est du plus évident, l’arrangement du tokonoma : en faisant parler les fleurs, par l’explicite du zengo de la calligraphie, par les implicites subtiles d’un objet.Par le choix des notes d’un encens : mystique, réconfortant, ou léger.Par le choix du bol où se poseront les lèvres.Le choix du récipient d’où sera tirée l’eau pure.Mais peut-être le maître ne sera pas en situation de choisir ces éléments.Peut-être, débutant, ne possède-t-il qu’un set unique dans son appartement occidental.Peut-être est-il en voyage, chez un ami, en visite à l’hôpital.Alors, il ne dispose que de son corps. Du souffle, des mouvements de son corps.Pour une chorégraphie aux formes fixes.Alors il joue du temps.Il accueille la couleur du temps.Le temps du temps.Son poignet se fait vif ou ralenti x16Il accueille la vibration de la micro seconde.Et si la couleur est froide, il la réchauffe.Est-elle incandescente, il l’apaiseFatiguée, il l’énergise.Tendue, il la berce.Il danse et harmonise sa danse à la couleur du temps.Il danse et conduit l’accueilli au point de contactoù l’humeur ne compte plusoù la porte des variations est passéeil danse et conduit l’accueilli au point de l’accueildu monde, du beau, de l’âme23 janvier 2011 L’accueil impossible du fils par le pèrePourquoi sommes-nous surpris quand notre âme est accueillie – adulte – par un ami, un pays, par un inconnu, par un art, dans le thé ?Pourquoi les pères – eux qui en ont tout le loisir – accueillent-ils aussi rarement la singularité des fils ?Conjecture : parce que la relation père-fils n’est pas une relation engageant l’accueil de l’âme.Que veut le père, qu’attend le fils ?Le fils requiert du père un mode d’emploi de la vie. Le père, quoi qu’il fasse, transmet le fardeau de la lignée.On n’est pas loin d’une relation dealer/junkie existentielle. A l’insu lucide de leur plein gré.Mais l’âme s’accueille hors demande : l’âme ne peut être véritablement accueillie que par un indifférent à la lignée.杲Par des enfants ou par une œuvre, nous cherchons à laisser une trace.Une descendance. Une transmission.On n’échappe pas à sa nature d’animal social mémétique.Le pouvoir, ou à tout le moins ses signes, nous attirent.On pressent que du sommet de la pyramide, on transmettra mieux : son nom, sa trace, son patrimoine.On n’échappe pas à sa nature de primate.Les sociétés proposent différent chemins possibles : père de famille, artiste, patron, philosophe, politique, sportif, religieux, médecin, divertisseur, savant, animateur, libérateur, bienfaiteur.En Occident, les ambitieux de niveau 1, court-termistes, ciblent la notoriété de l’animateur, du sportif, de l’amuseur.Les ambitieux de niveau 2 comprennent que le patron milliardaire est aujourd’hui celui qui détient l’authentique pouvoir.Les ambitieux de niveau 3 comprennent que le milliardaire sera rapidement oublié par les livres d’histoire qui mentionneront en revanche, même dans une chronologie de bas de page, le nom du politique et du libérateur.Les ambitieux de niveau 4 comprennent que l’humanité retient mieux cent ans plus tard le nom du savant découvreur que celui du président.Les ambitieux de niveau 5 comprennent que les siècles se souviennent mieux de l’œuvre du grand artiste que des découvertes obsolètes du savant.Les ambitieux de niveau 6 comprennent que les artistes même de génie sont tout de même considérés comme des divertisseurs de longue durée et que la position la plus respectable sur mille ans est celle du philosophe, plus encore que celle du religieux. Le religieux en effet, fût-il bienfaiteur fondateur, repose sur un tiers invérifiable, dieu, dont l’unité et les caractéristiques sont disputées géographiquement, historiquement, alors que le philosophe s’adresse lui à l’universel, à l’intemporel.Les malins authentiques, lucides sur leur potentiel mais aussi soumis au diktat de la norme sociale, naturellement pères de famille, ont validé que cette quête mémétique est vaine et que des enfants constituent la réponse naturelle de bon sens à l’appel de notre ADN. Ils ont accepté que nous serons de toute façon oubliés, qu’aussi virtuose soit notre style, notre langue sera obsolète dans quelques générations. Ils ont compris que le philosophe n’est que le journaliste de son temps, un sous-produit de l’histoire. Que seul compte non pas demain mais maintenant. Que le bien que tu fais n’aura pas plus de poids au fil du temps que ton statut de victime. Que ce qui compte dans le maintenant, c’est d’être entouré d’amour et d’affection, d’avoir un corps sain, une sexualité heureuse, un environnement chaleureux qui inspire. De petits plaisirs simples ou raffinés, partageables. De la joie dans le quotidien d’un faire libre. L’honneur de prendre soin de ceux dont on a la responsabilité. La dignité de contribuer, à sa mesure, à rendre le monde plus beau, meilleur, plus juste.Mais voilà. Comment arriver à ce but ? Comment trouver la joie optimisée pour notre âme ?Qui se pose ces questions ?Au quotidien, nous cherchons juste comment vivre nos jours.Nous cherchons quoi-faire.Nous cherchons que-faire.Nous cherchons un programme à exécuter.La fiche de poste de notre vie.Nous cherchons à être bons.De bons enfants. Obéissants. Fiables.A montrer que nous savons remplir notre office.Nos vies pathétiques et tendres : voilà l’effet de la néoténie.On ne choisit pas d’avoir une enfance.On ne choisit pas non plus sa génération.Car cette quête mélancolique de plan de vol est aussi aujourd’hui l’effet du deuil blanc, de l’abrutissement vide de notre époque.Une époque sans projet. Sans destin.Une époque de l’ennui.Sans illusions aussi.Ce qui est toujours mieux que d’en avoir de mauvaises.Une époque lucide, s’anesthésiant dans le divertissement, parce qu’il serait idiot de refuser la jouissance flash, hypomaniaque, gratuite, antidépresseur parfait pour une existence sans dessein.Une époque adolescente, où la surenchère vulgaire, la transgression ordurière, est la seule façon de montrer son courage quand aucun père ne viendra jamais vous gifler, quand aucun vieux ne viendra, d’un regard, vous placer face à votre honte.Une époque sans père.Sans père de famille. Sans père fondateur.杲Nous avons un besoin vital de savoir quoi-faire.La possibilité de pouvoir tout faire ou presque nous angoisse. La possibilité de pouvoir choisir tout et n’importe quoi sur la carte du destin nous fige. Nous ne voulons pas choisir, mais accomplir. Accomplir une tâche, facile ou noble, qui nous convient, qui donne du sens aux jours, qui nous place dans une lignée.Les enfants adoptés, les enfants nés sous X, ceux qui apprennent que celui qui les a élevés n’est pas leur géniteur, nous montrent, dans leur quête brulée, à quel point ce besoin est puissant, fondamental, qu’il est question de vie ou de mort.Le père est celui dont nous attendons qu’il éteigne cette soif.Le père est celui qui montre quoi-faire.C’est sa fonction.S’il ne savait pas quoi-faire, il ne serait pas père.Le père est un sensei : 先生, né avant. Il doit savoir.On suppose en effet que s’il ne savait pas quoi-faire, la vie ou la morale ne lui auraient pas permis de prendre la responsabilité d’engendrer. Que s’il est arrivé jusque là, c’est qu’il a su, qu’il sait, qu’il a dû recevoir et exécuter suffisamment d’instructions : son âge valide un mode d’emploi.Même absent ou hostile, un père, par son seul vécu, instruit le fils de sa destinée.Pour le placer immanquablement dans une triple-contrainte invraisemblable qui tend au point de rupture :- honorer le père en le laissant à sa place, supérieure : se soumettre au patrimoine.- venger le père en réalisant, en substitut, ce qu’il n’a pas accompli et tenir ainsi sa place : renflouer le patrimoine.- dépasser le père car c’est la nature du désir que de considérer toute limite comme un défi : ajouter au patrimoine.Le père accueille donc le fils dans l’injonction impossible : reste-à-ta-place / prends-ma-place / dépasse-moi. Les pères accueillent au monde dans ce faix encreux, que les générations se transmettent comme une maladie.Oblitérant ainsi la possibilité de l’accueil de l’âme des fils.杲Le non-accueil du père, c’est donc une réception dans un destin, dans une lignée de programmes à accomplir, une hospitalité dans l’entreprise familiale et sa culture de secte. Ce n’est pas un accueil : c’est une incorporation, un endoctrinement.Aujourd’hui, les authentiques patriarches sont pourtant rares.Le plus souvent, l’enfant se rend compte rapidement que son père est resté le petit garçon qui applique le programme de son propre père. Le programme de papa est habituellement fermé, limité, pas toujours compatible avec la nature du fils. Ce dernier, déçu, scandalisé, abasourdi par sa découverte, se tourne alors vers les anciens de la lignée qui ouvrent davantage de possibles dans les options de destinée.Les vieux pères morts de la lignée, du moins ceux qui ont laissé un souvenir positif, sont de bonnes références accueillantes pour l’imaginaire des fils. Avec eux l’injonction paradoxale « reste-à-ta-place / prends-ma-place / dépasse-moi » est libérée de son intenable impossible. Comme nous ne connaissons pas les aïeux de nos aïeux, nous imaginons ces derniers, non comme les fils qu’ils sont – et qui se sont dépatouillés comme ils ont pu avec ce qu’ils ont reçu – , mais comme d’authentiques fondateurs, des modèles d’accomplissement qui nous enjoignent à devenir ce que nous sommes.Le fils croit entendre l’aïeul lui dire : deviens un aïeul.Et dans cette reconstruction imaginaire, le fils peut éventuellement élaguer l’arbre de la lignée à sa convenance et accueillir son âme singulière, se construire un mode de vie en harmonie avec son corps, ses aptitudes uniques, indépendantes de son enfance et de sa famille, se construire un mode de vie en harmonie avec son enfance et sa lignée.C’est sans doute la raison pour laquelle les sensei qui comptent dans notre vie sont le plus souvent des figures d’ancien, de patriarche mais pas des pères. Des hommes. Parce que les femmes, même fondatrices, même sensei, ne font pas, quand bien même elles auraient été placées par leur papa en position de fils, l’expérience intense spécifique du fardeau de l’intenable injonction père-fils et de la lignée杲Le père demande au fils.Le fils demande au père.Or l’expérience de l’accueil surgit en dehors de toute demande.L’accueil, c’est ouvrir les yeux sur ce qui est là. Juste : là.Ce n’est pas voir ce que l’on demande à voir.Ce n’est pas voir ce que l’on nous demande de voir.C’est voir ce qui est là.Comme l’arbre, là, en face de soi derrière la fenêtre, voir l’arbre, là, unique, en nous.杲Personne n’échappe à l’enfance, à la lignée, à la soif du quoi-faire.Notre arbre intérieur se révèle à nous avec pour toujours des formes tourmentées, pliées, contraintes de bonsai. Ou aux limites de l’épuisement quand on a tenté de faire pousser un momiji dans le désert, un manguier sur les alpages.L’accueil de l’âme, c’est voir l’arbre, les formes taillées de ses branches maîtresses, l’environnement dont il a besoin pour devenir ce qu’il est : le climat, l’ensoleillement, l’espace, l’éventuelle protection contre le vent, la nature du sol, la faune et la flore mitoyennes adaptées, l’entretien requis ou son absence.L’accueil de l’âme est naissance à soi. Interstitielle, précaire, qui luttera ensuite, comme une fugue, avec les rengaines de l’enfance et de la lignée.L’accueil de l’âme, c’est ouvrir en soi un espace du quoi-faire dans le projet de soigner son arbre, de ne plus le trahir, de ne jamais plus le trahir : d’en prendre soin, toujours.Au risque de la solitude, de l’excommunication familiale, de la déception de l’attente paternelle.Ce risque, qui laisse des bleus, est la seule assurance d’un cheminement vers la joie. Le pré-requis pour accueillir véritablement le monde et le beau. L’amour aussi, dans l’accueil d’un autre qui nous accueille.杲Sans une main qui reste toujours en contact avec notre arbre, nous sommes invisibles. Nous flottons comme des fantômes malheureux, de mauvaises copies de mauvais faussaires. Nous sommes des fakes. Nous le sentons. Nous le savons. Nous mordons à la gorge ceux dont le regard nous expose à notre fakitude. Nous sommes dans la haine. De notre trahison. De notre arbre. Du monde qui pourrait nous démasquer. Nos émotions du monde, du beau, de l’autre, mêmes justes, sont recouvertes d’une glue de fake. Nous nous écœurons et appelons la mort, le rien, le froid. Le rien ou l’incendie, pour cramer toute forêt, annihiler tous les non-fantômes. Nous sommes invisibles pour ne pas voir notre honte, invisibles pour escamoter notre arbre.L’accueil de l’âme implique la fidélité. A soi. Dans une vie de tentations et de mauvaises habitudes.Ou la haine de soi si l’on ne peut pas ne pas se trahir.La demande des pères nous pousse vers l’invisibilité fantôme. Notre besoin d’un quoi-faire, nous attire vers le fake.L’enfance crée une inertie du malheur.杲Mais parfois le père a accueilli son âme.Régulièrement, c’est en devenant père qu’il s’autorise à s’accueillir. Devenir père est un autre moyen pour lui de résoudre la requête impossible dont il a hérité et, cette tension soulagée, il peut investir des ressources vers lui-même.Régulièrement, le père n’attend que cela de son fils : qu’il l’accueille. Et comme l’enfant a encore le regard candide, il voit l’arbre et répond à la demande. C’est simple pour l’enfant de répondre à cette demande. L’arbre est là. Juste là. Devant les yeux. Il suffit de le regarder : il est là. Mais en répondant à la demande d’accueil de papa, il se perd. Parce que si papa ne voit pas son arbre alors c’est qu’il ne sait pas quoi-faire. Qu’il n’a pas le mode d’emploi. Qu’il ne peut pas remplir sa fonction d’instructeur. En accueillant son père, le fils devient orphelin et entre dans la quête brulée d’un quoi-faire que son père ne lui aura pas fourni.杲Régulièrement aussi, le père s’accueille pendant l’enfance de son fils qui sera alors pour toujours dans sa vie bercé par deux musiques différentes, incompatibles.Dans la première musique, quand le père ne s’est pas encore accueilli, il n’est question que du fardeau de la lignée, de l’être-fils, de l’être-fantôme du père. C’est une musique de l’aliénation et du devoir. Une musique spectrale, triste, sombre, fake.Et puis survient un événement transformant. Dans son travail ou sa vie privée. Le père rencontre un vrai et bon sensei. Il peut simplement grandir, passer un certain âge. Il peut rencontrer l’amour, simplement décider qu’il ne peut plus supporter d’être malheureux davantage avec la mère de ses enfants, et divorcer. Il accueille son âme, en adulte, et les couleurs de la mélodie de son âme rayonnent alors, vacillantes, dans toute son existence. L’enfant qui perçoit l’arbre le voit sortir de sa transparence. Il voit l’arbre devenir sain – ou chanceler d’un tel bouleversement. Le changement de musique, surprenant, est difficile à intégrer pour le fils. Le mode d’emploi de la vie fait apparaître de nouvelles pages, de nouveaux principes régulateurs, parfois en conflit avec les précédents.Cette cacophonie est une chance. Elle est incommensurablement préférable à la seule musique fantôme. Le mode d’emploi contient désormais en effet l’autorisation la plus précieuse : celle de pouvoir s’accueillir.Quand viendra l’heure, le fils saura utiliser ce sésame.Pères, pour permettre à vos fils de s’accueillir : accueillez-vous.5 février 2011L’accueil du non-soi qui est soiAccueillir le monde, l’âme, la beauté.Et pour cela, avec un peigne à poux, filtrer l’inauthentique.Déposer les masques, les armures, les belles armures laquées, effrayantes, organiques, aux couleurs de parade. Déposer les postures de l’âge qu’on a, de l’âge qu’on aimerait avoir, de l’âge qu’on n’a plus. Retirer ses vêtements, ses cheveux, ses symptômes. Sa peau, sa chair. Tous nos os de lait qui grelotteront après crémation ou pourriture.Pour accueillir… que l’on est un corps, des symptômes, une pilosité, des vêtements. Un âge, une parodie de postures, une armure, une jolie collection de masques. Un costume prêt à porter, tatoué sous la peau, qu’on ne pourra jamais défaire.J’ai déjà évoqué l’accueil de soi, de la petite musique de son âme au monde, de son rythme sans métronome, de son refrain. Du soi qui nous fait sourire et qu’on déteste, qui fait sourire et qui nous fait haïr, qui nous fait être aimé aussi.Mais une autre étape sur le tao de sa vie, sente de sanglier dans une futaie résineuse, est celle de l’accueil du non-soi en soi. De l’authentique non-soi qui nous donne notre matérialité. Une étape qu’on accepte facilement intellectuellement pour mieux la refuser, la contourner, l’ignorer au quotidien.Accueillir le soi, base solaire, est facile. Rare, mais fluide et évident une fois qu’on nous en a montré l’accès.Accueillir le non-soi, sa poussière, ses cendres, ses pollens, ses ténèbres est autrement moins simple.L’accueil du non-soi en soi, c’est ouvrir ses bras à des éléments hétérogènes.L’accueil du non-soi de son corps comme véhicule, support machine. De ses exploits, de ses limites, de sa transparence si précieuse quand il ne se fait pas remarquer.L’accueil du non-soi de son corps comme filtre informationnel. Accueil de l’encodage et du traitement spécifique de l’information en nous. De l’accès que nous avons aux processus de cette mise en forme insulaire.L’accueil du non-soi de son corps comme inertie comportementale. Accueil du primate en nous, de notre corps précodé, prédirigé, orienté vers des finalités supérieures aux nôtres, plus puissantes, plus pressantes que celles que nous voudrions promouvoir. L’accueil du sexe, du désir de primer, d’être survécu.L’accueil du non-soi de nos aptitudes et de nos limites, corporelles, informationnelles.Des aptitudes qui se font ignorer d’être trop faciles. Que nos yeux méprisent d’être trop faciles, nous qui devons montrer notre valeur par le labeur, le trimage, le dos cassé du laboureur.Des limites qu’on valide en frimeur. Mais qu’on pleure, qu’on trépigne comme un enfant qui caprice dans la rue, et toute sa vie se joue alors dans sa capacité à accepter la frustration, à différer, souvent à jamais, la satisfaction.L’accueil du non-soi de notre enfance. En trois clins d’œil – cinq ans, dix ans, quinze ans – la pierre est sculptée. Le bloc restant regarde les morceaux qu’on lui a retirés. Il sent la fragilité, compromettante, introduite par les coups de ciseau, par la scie, par le marteau. La forme finale est bizarrement étrangère, comme taillée par un alien nostalgique, un amateur au goût douteux, un inculte se prenant pour un artiste. Mais voilà, la pierre est sculptée. Signée par la lignée. Comme des scarifications identificatoires sur les joues des petits au temps des rafles esclavagistes.杲L’accueil du non-soi dont je parlerai ici est celui du social-historique. Il est en lien avec notre enfance : c’est l’accueil de notre histoire macro-familiale. Il faut vivre quelques temps à l’étranger pour percevoir à quel point nous sommes figés par notre identité sociale et générationnelle dans des scripts de guignols et à quel point ces scripts frustres sont arbitraires.Ce qui m’a frappé récemment est de percevoir combien ce non-soi nous est injecté par les histoires – pour enfants – qu’on nous raconte petit. Les mythes collectifs du roman macro-familial fonctionnent exactement comme ceux qu’on se construit à partir des récits entendus à la table du pépé ou de ceux qui tombent incidemment dans nos oreilles, dans la cuisine occupée par les femmes, les soirs de réveillon.Nous nous construisons notre identité nationale, générationnelle, à partir des vignettes que nous collons sur notre cahier d’histoire à l’école primaire, à partir des bandes dessinées, des émissions pour la jeunesse, des films costumés, des défilés des jours fériés. Pas à partir du programme du bac.Qu’est-ce qu’un français contemporain, qu’est-ce que le non-soi qui est soi du Français contemporain ? Quels sont les mythes qui le courbent, le tordent, le tuteurent ? Quels sont ces récits qui n’ont pratiquement rien à voir avec l’histoire réelle, qui ne sont pas banale herméneutique discrète et révisable, mais affabulation infantile aussi arbitraire, aussi imaginaire, aussi partielle, aussi contraignante que n’importe quel roman micro-familial ?Le non-soi qui est soi du Français contemporain, c’est Cétautomatix, le forgeron du village gaulois, qui aime ses semblables, ses copains, à coup de tartes et de bignes. Fanfaron, beauf, parano, bravache, ripailleur, fier, mégalo. Fort.Le non-soi qui est soi du Français contemporain, c’est le paysan de l’Angélus de Millet. L’ancien serf qui danse la bourrée en sabots à la Saint-Jean, qui braconne sur la parcelle des riches, qui se saoule dans des pots en grès remplis au tonneau, qui sculpte des bâtons de marche avec son couteau au manche de bois, et qui a la pupille infinie quand il regarde les saisons dans le ciel, quand il entend le chant de l’oiseau lui donner l’heure alors qu’il est à la lisière de son champs, bocage à la terre généreuse, en train de couper des bûches pour l’hiver.Le non-soi qui est soi du Français contemporain, c’est le roi soleil, élu par le dieu unique trinitaire, modèle idéal d’un monde héliocentrique où tous parlent français parce que l’humanité ne peut vouloir parler une langue moins élégante, moins musicale, moins raffinée. On ne fait pas attendre le roi – qui est petit. Il a le droit de tout. Sur tous, notamment les nobles, les riches, les puissants, qu’il a su mater. Il n’abuse pas de son droit. Sauf avec les femmes. Qui parfois se plaignent car le roi ne se lave pas : le roi pue. Mais le roi a le bon goût de financer l’esprit. Les artistes, les intellectuels. Les ballets. Et les parfumeurs.Le non-soi qui est soi du Français contemporain, c’est Cyrano joué par Depardieu. Un Cétautomatix gascon, fort, à l’espadon démesuré, gage de ses exploits amoureux. Qui a l’alexandrin pour potion magique.Le non-soi qui est soi du Français contemporain, c’est le grand-oncle anonyme de Gavroche qui se tient sur la pointe des pieds pour apercevoir la tête du roi tomber dans le panier d’osier. C’est toute la descendance manifestante de ce sans-culotte, qui ne se sent digne qu’en lançant un pavé, qui trahirait son arbre généalogique de ne pas faire grève. C’est la culpabilité du révolutionnaire qui se sent en danger d’avoir été régicide, qui jubile d’avoir été régicide, qui refoule d’avoir été meurtrière. C’est la célébration du sang impur qui abreuve les sillons à blé pour le pain bucheron. Pas pour les croissants du dimanche matin. Elle est inquiète cette descendance. Car elle a connu la terreur, la guerre civile, et quand elle tutoie, son « tu » n’est pas fraternel, mais frissonnant, anticipant la violence, l’opposition de l’autre, qui de facto, pour ne pas se soumettre, s’oppose agressivement. Le non-soi qui est soi du français contemporain c’est la teigne intranquille.Le non-soi qui est soi du Français contemporain, c’est Napoléon – lui aussi petit mais inépuisable. Qui a pris la place vide du roi trop mou. La place était libre. Il fallait la prendre. Avant un autre. En conquérant. En génie ambitieux, en stratège. Par devoir aussi. Parce que la France, c’est naturellement une immense légion d’honneur.Le non-soi qui est soi du Français contemporain, c’est le Bison de l’Armée des ombres. Un Cétautomatix résistant, qui n’a toujours été que résistant. Qui s’en remet aux ordres du chef et exécute en pleurant Mathilde, la Marianne, parce que la Française - Mathilde ou Roxane - le sein nu, inspiratrice, Antigone, est toujours la liberté courageuse qui guide les hommes.Le non-soi qui est soi du Français contemporain, c’est l’écrivain du Lagarde et Michard, dont la correspondance est publiée dans la Pléiade. Ses textes sont déclamés par un acteur de la Comédie Française. Il mange des plats en sauce dans une brasserie parisienne quand il sort de sa retraite pour les prix ou les jury. La littérature, pour le non-soi qui est soi du Français contemporain, est l’unique Panthéon réellement envisageable parce que la langue française est la seule discipline où le Français peut encore espérer exceller après Waterloo, après le Débarquement, après les machines-outils made in Germany, l’électronique made in Asia, après l’abrutissement triomphant made in Hollywood.Voilà le non-soi qu’un Français contemporain doit accueillir. Parce qu’il n’est pas cela. Mais qu’il sera toujours cela.Comme un buveur qui a survécu grâce aux réunions hebdomadaires des Alcooliques Anonymes, qui est resté sobre pendant trente ans, mais qui se présente toujours comme « alcoolique », parce que ce non-soi est indécrottablement en lui, aliénant, dangereux.Un alcoolique qui accueille son alcoolisme. Voilà l’accueil du non-soi qui est soi.Une définition de la sagesse ?11 juin 2011 L’accueil clos au videL’enseignement et la pratique de la cérémonie du thé au Japon sont, comme pour tous les arts traditionnels, organisés en écoles structurées de façon pyramidale comme des sectes, dirigées par un maître, le iemoto, qui tire sa légitimité de sa filiation à un fondateur.Le mot secte pourrait sembler ici excessif. Il n’y a pas dans le thé d’aliénation psychologique ou financière des participants même si, pour qui veut faire carrière et monter en grade, la soumission totale à la hiérarchie et les effets sociologiques habituels des micro-pouvoirs des cadres intermédiaires en position de contrôle imaginaire des passages de niveau impliquent des comportements et une pratique basés sur la seule reproduction stricte du catéchisme et des usages ultra-codifiés de l’école.Chaque école n’existe que par le narcissisme de ses petites différences et donc par le respect obsessionnel des micro-variations d’une cérémonie dont l’esprit et les règles, selon l’histoire officielle, ont été synthétisées à partir de différentes sources, au 16ème siècle, par un esthète de génie : Sen Rikyû. Les trois écoles principales (Ura, Omote, Mushanokoji) qui encadrent la pratique de plus de quatre-vingt-dix pour cent de la cérémonie du thé contemporain détiennent leur statut d’une filiation de sang à Rikyû.Le fonctionnement des écoles est en fait proche des « sectes » bouddhiques japonaises, un peu à la manière des multiples sectes protestantes aux Etats-Unis, qui déclinent des variations colorées d’un corpus identique en affirmant leur identité du respect de la parole interprétante d’un fondateur charismatique.La première page du manuel de l’école majoritaire, Ura, récemment traduit pour sa partie théorique, en anglais, commence par un « Notre Père » récité, les mains en prière, au début des classes de thé. Ce « Urasenke followers’ statement of goals » contient des vœux que chaque être humain devrait pouvoir réciter avec fierté toutes les week-ends :« avec chaleur et générosité d’esprit, communions ensemble pour que le monde devienne un lieu plus lumineux à vivre. »Mais il contient également aussi un rappel sibyllin qui ne me fera jamais mettre les mains en gasshô pour une activité liée au thé :« Le iemoto est comme un père pour tous, et tous ceux qui ont passé sa porte pour suivre la voie du thé sont une famille. »Le thé est donc au Japon une pratique qui emprunte lourdement à l’imaginaire religieux.Sen Rikyû en est la figure sainte, un prophète dont on interprète chaque bribe de paroles, dont on commente chaque anecdote, à la manière de chrétiens évoquant un épisode de la vie de Jésus. Il est bien sûr impossible d’envisager de contredire Rikyû ni d’envisager une cérémonie dont l’esprit serait en substance différent de celui qu’il exigeait.杲Le wabicha, le thé de Rikyu trouve son sens dans l’histoire officielle japonaise qui ancre la culture du thé dans celle du zen. Toutes les sociétés produisent des penseurs du vide, du rien, du détachement absolu comme seule voie vers l’illumination, vers la sagesse. En temps de guerres de longue durée, dans les époques sans sécurité sociale, sans assurance vie, sans paix civile relative, à l’espérance de vie courte, cette pensée du vide jouit d’une aura supplémentaire compréhensible : elle dit ce qui est.Dans le zen, la célébration de la vacuité n’est pas simplement une pensée de scolastes mais un mode de vie ritualisé par la répétition de tâches qui témoignent que les activités réputées nobles (les arts, le savoir) n’ont pas plus de valeur que celles, triviales, du quotidien (le ménage, la cuisine, le jardin).Rikyû fixe cette filiation du zen dans le thé à une époque de samurais en activité pour qui accueillir le vide dans un rituel reposant sur la maîtrise parfaite du geste fait sens.Le thé de Rikyû, ce n’est pas simplement accueillir la beauté, et l’âme. C’est accueillir le monde comme vide. C’est l’expérience, le credo philosophique du néant comme expérience de vérité existentielle.Le thé de Rikyû, c’est un vieux qui se prépare à mourir immédiatement.Et le seppuku de Rikyû ordonné par Hideyoshi, qui émeut les Japonais comme la mort de Socrate émeut les Occidentaux, iconise l’empreinte fondamentale laissé par ce génie jusqu’à ce jour dans l’art du thé.茶禅一味 : Cha Zen ichi mi, le thé et le zen ne sont qu’une seule et même chose. Tel est le fond rémanent du thé japonais. Une coloration dont on a vu qu’il est difficilement envisageable qu’elle change, compte tenu de l’organisation et du critère de légitimation de ses écoles.Pourtant, la profondeur de ce qui se joue dans la cérémonie du thé et qui mérite sa diffusion universelle implique que d’autres parti-pris existentiels soient incorporés à cet art.茶禅二味 : Cha Zen ni mi. Non, le thé et le zen ne sont pas une seule et même chose.Non, il n’est pas normal de voir de jeunes et jolies femmes, maîtres dans l’art du thé, figer leur faciès dans un masque de gisant d’ermite pour respecter les canons verrouillant la légitimité supposée de leur école.Non, le thé ne devrait pas être l’expérience de deux solitudes qui se croisent dans un carrefour désert un jour de grand froid et qui poursuivent leurs chemins après un bref échange de regard sur les vêtements de l’autre.Non, le corps dont chaque modalité sensorielle est stimulée avec délice dans la cérémonie du thé ne devrait pas être considéré comme un véhicule superflu qu’il convient de contraindre, de mater voire de faire souffrir.Et si l’accueil zen du vide, le détachement absolu et la dissolution dans le rien qui serait tout, n’étaient que des défenses psychologiques contre l’angoisse ? L’effet rationalisant d’une dépression ? Un haussement d’épaules noble et fier face à une fatalité proche et pas une affirmation sage et sereine ?Il n’y a pas de joie dans le vide. Et une fois que l’on a dit cela, tout est dit.Le thé doit être l’expérience de la maximisation de la joie dans la vie.Une célébration de la vie.Pas une chorégraphie du tragique et de l’annoncé.Il manque au Japon sa Murasaki Shikibu du thé.Une maître de thé fondatrice qui réintroduirait l’accueil de l’âme comme accueil princeps bien devant l’accueil de la beauté et l’accueil du monde.Il y a du féminin et du maternant dans l’accueil de l’âme. De la sienne et de celle d’autrui.Le thé n’a de sens qu’en étant l’art de la bienveillance a priori, de l’amour inconditionné.Il faut imaginer Rumi servant le thé…茶愛一味 : Cha aï ichi mi, le thé et l’amour ne sont qu’une seule et même chose.Le thé est un duo aimant, chaleureux, pas l’ultime convocation d’un patriarche sévère, supérieur et jugeant.L’accueil libéré des corps de deux amants amoureux, la danse joyeuse de leurs âmes via leurs fluides et leurs épidermes, ne sont pas des expériences à sublimer, à lyophiliser dans la poussière verte du thé. Elles y ont toutes leurs places. Une femme qui prépare un bol d’usucha avant ou après avoir fait l’amour avec l’homme qu’elle aime, voilà l’un des kata les plus intenses qui éclaire à jamais la mémoire d’une pièce de thé.La volupté, la jubilation, le confort, l’affection, le sourire, l’accueil du sourire sur son visage, l’accueil du sourire sur le visage de l’autre, ces sensations solaires font partie de la voie du thé. Y compris dans sa subtile modulation wabi-sabi.茶愛一味 : Cha Ai ichi mi, le thé et l’amour ne sont qu’une seule et même chose.31 août 2011 L’accueil du préalableLa version janséniste bourgeoise du mythe de la création artistique est simple :l’art, c’est l’accueil de l’élection. Il y a des élus, les génies – prophètes de substitution d’un monde désenchanté.Et la grâce n’est, comme les privilèges de classe, naturellement pas faite pour tous les hommes.La version marxiste est simple :L’art, c’est l’accueil de la guerre des classes, de la technique, des rapports de production.L’artiste aliène ou libère.La version freudienne est simple :L’art, c’est l’accueil du désir, du moi, du sexuel.L’artiste est un pervers réussi, même raté.La version ado-démago consumériste post-68 est simple :Il n’y a pas d’art, tout est art, tout se vaut, il faut tout accueillir.Toutefois, les artistes les mieux vendus se doivent de posséder une villa à Hollywood et d’apparaître dans les pages croustillantes des journaux people.La version scolastique est simple :L’accueil d’une œuvre requiert un doctorat d’histoire, de sémiotique et de chimie des matériaux.L’artiste et son œuvre ne sont que de purs objets à penser.Un homme cultivé de notre temps est sommé de maîtriser toutes ces lectures. Et de s’en contenter. En reconnaissant par-devers lui qu’elles sont insatisfaisantes pour rendre compte de son émotion face à un chef d’œuvre.De ces différentes versions, la lecture qui prime encore aujourd’hui est la freudienne. L’œuvre est toujours perçue, à la manière d’un dessin d’enfant, comme le reflet égologique de l’artiste. Si elle plait, c’est qu’elle serait aussi un miroir, un reflet identitaire du spectateur.L’œuvre, c’est le moi.L’art, Narcisse.Certes, nous cherchons des miroirs. De grands frères d’âmes. Pour nous sentir moins seuls. Pour relancer régulièrement notre goût à vivre dans notre époque de nantis sans idéal, de nantis que la sécurité sociale libère du réseau de la famille et du village pour mieux nous ennoyer dans la réclusion.J’évoquerai dans ce qui suit une autre lecture, non exclusive. Une lecture qui serait elle-aussi miroir psychologique mais qui ne serait pas miroir du moi. Une lecture non pas narcissique mais gnoséologique :l’art comme accueil des processus non instantanés de mise en forme de notre accès au monde. L’art comme accueil du traitement informationnel préalable. Non pas l’accueil de la conscience comme subjectivité, ego, mais accueil des états préconscients comme faculté de connaître, percipio.Je tiens à insister sur le fait que cette lecture ne vise pas à remplacer les autres, certaines, essentielles. Mais à éclairer un aspect que je n’ai pas vu traiter ailleurs.杲Le mot gnoséologie m’autorise un clin d’œil tendre à mes années de philosophie.Lire, étudiant, en les annotant, l’intégralité des trois Critiques de Kant laisse des traces. La première Critique, cathédrale rococo folle et sublime, assoit l’idée que ce qui arrive à notre flux de conscience est le résultat d’un traitement, de l’application d’un ensemble de filtres, de lunettes, que Kant, comme c’est la tradition en philosophie, baptise d’un mot pseudo-technique compliqué pour masquer son bluff : « transcendantal ». Pour les kantiens, le monde tel que nous le connaissons serait – aussi – en partie l’œuvre d’une part de nous même. Il serait organisé, mis en forme, ordonné par des grilles spécifiques préalables (l’espace, le temps, les catégories de l’entendement). Nous ne saisirions que des « phénomènes », c’est-à-dire un flux de données postérieur à leur traitement « transcendantal »; jamais les choses en soi.Kant, horrifié par l’absence de certitudes du monde décrit par les philosophes empiristes de son temps, tentait, par ce dispositif, de trouver une solution élégante mais qui masque toute son artificialité derrière un jargon effarouchant, à la question princeps et au combien angoissante de la causalité : le monde doit être régi par la chaine incassable des effets et des causes pour que le discours de la science soit certain, pour que nous ne soyons pas exposés au risque du délire. Mais l’être humain doit simultanément pouvoir échapper à cette chaîne, afin de pouvoir être considéré comme responsable de ses actes : un criminel doit être considéré comme ayant pu pouvoir agir autrement qu’il ne l’a fait.L’astuce kantienne pour trouver une solution à cette double contrainte consiste à poser que la causalité est un filtre transcendantal, une paire de lunettes de soleil teintées. Quand la science découvre des lois, elle ne ferait véritablement que redécouvrir ce qu’elle a elle-même organisé (la teinte des lunettes) en mettant en forme les données qu’elle reçoit. Mais, selon Kant, l’être humain, qui se perçoit toujours lui-même – après – le filtre transcendantal, est aussi un être en soi, pré-transcendantal, qui par conséquent, précède la causalité et peut donc être considéré comme responsable de ses actes, même si dans le monde phénoménal, celui qu’on voit derrière les lunettes, il est tout aussi prédictible et causalement déterminé qu’une éclipse de lune.On voit bien l’arbitraire et l’artificialité du système. D’abord parce que rien ne le prouve, rien ne le fonde, il est aussi magiquement auto-proclamatoire qu’un discours religieux. Ensuite parce que lorsqu’on distingue deux structures de réalité, il faut à tout le moins expliquer comment et pourquoi elles sont compatibles, comment et pourquoi elles peuvent s’appliquer l’une à l’autre. Enfin parce que je n’ai pas le souvenir que Kant explique véritablement comment s’opère cette mise en forme du monde par le transcendantal (je mets au défi les spécialistes de trouver dans les deux versions du « schématisme », le passage de la Critique où Kant est censé rendre compte de ce détail qui tient tout, une explication de quoi que ce soit).Quand je pense que j’ai passé une année entière sur ces sutras en sanskrit alors que je croyais sincèrement, compte tenu de l’aura de légitimité que continue d’avoir Kant, trouver des réponses sérieuses aux questions philosophiques les plus profondes, je me sens encore tout enfariné.[Aparté sur l’accueil des philosophes : la fonction d’un philosophe, est-ce de produire du concept, ou bien, de vivre sagement des jours heureux, diffuser sérénité et joie autour de soi, autrement dit, la bienveillance, l’accueil ? La façon dont un philosophe accueille ou non dans sa pensée donne assurément des indices sur son rapport à la sagesse. Si Kant accueille sans nul doute le sublime en lui et en un sens le partage, j’ai toujours eu le sentiment en le lisant qu’il était pour le reste sur le registre d’un avocat tentant de faire acquitter un coupable par des effets délibérés de manches, le bluff technique et l’effroi de l’avalanche : anti-accueil systématisé, rationalisant]Deux siècles après Kant, dans un monde où regardant très affectueusement les singes, nous commençons, grâce à l’imagerie cérébrale, à comprendre les bizarreries cognitives et comportementales des traumatisés crâniens, la question de la faculté de connaître se pose de façon différente. La question du transcendantal peut être laissée avec empathie aux métaphysiciens, scolastes historiens-cabalistes de notre temps qui devraient, par souci d’éthique, avoir la noblesse de financer leur passe-temps sur fonds privés. J’ajouterai également que ces personnes censées éprises de vérité ne devraient pas laisser des esprits jeunes et motivés gâcher du temps sur un point technique obsolète d’histoire de la pensée, fut-il intellectuellement intéressant, alors que ce moment disponible précieux pourrait être consacré à l’avancée de la même question dans le contexte de l’actualité des résultats scientifiques pluridisciplinaires contemporains.Reste cette idée devenue triviale quand on a eu une enfance informée par des documentaires animaliers sur la vision des mouches, lorsqu’on a eu une adolescence divertie par des jeux vidéos où il est requis de viser en mode vision nocturne : ce que nous percevons est bel et bien filtré, nos sens et la mise en forme des données par le cerveau, forment bien un processus organisationnel, séquentiel, dont les neurosciences tentent de rendre compte par une gnoséologie qui ne serait plus mythologique comme celle des philosophes, mais modélisable, falsifiable.J’ai beau avoir lu un peu sur le sujet il y a quelques années lorsque je réfléchissais, en thérapeute, à la question de la dissociation, ce qui suit se situe de façon assumée du côté de l’intuition de l’ignorant, pas de celui du scientifique informé.杲La « conscience », la compréhension de ses mécanismes, est le sujet idéologique par excellence qui sert de fondation, de justification, aux conduites individuelles et collectives les plus antagonistes.Si vous ne vous êtes pas encore remis de la blessure narcissique darwinienne, alors la conscience est pour vous l’âme éveillée, bien ronde, bien homogène, libre, responsable, bulle immatérielle sous le regard de Dieu. Vous êtes libéral, votez à droite, êtes fier du patrimoine que vous avez acquis par votre travail méritant, et êtes partisan du châtiment des méchants.Si vous acceptez que la Terre soit une poussière périphérique, l’homo sapiens sapiens, un véhicule temporaire de gènes qui continueront à se déployer sans lui, si vous voyez dans l’inconscient et la structure sociale, les sources de votre statut, de vos dépressions et de vos fantasmes, alors la conscience est pour vous comme les reflets du soleil sur la mer : une illusion secondaire hétérogène, déterminée, tragique. Vous votez à gauche au deuxième tour, êtes plutôt pour la fin de la prohibition du cannabis, sensible à l’argument de l’enfance malheureuse du criminel, et trouvez normal d’être couvert par la sécurité sociale compte tenu de toutes les injustices qui vous sont faites par les multinationales et les patrons.Ces caricatures sont présentes comme toile de fond de tout débat gnoséologique, de toute hypothèse sur la façon dont fonctionne notre accès au monde.L’héritage philosophique et chrétien de la culture occidentale nous conduit à percevoir candidement la conscience comme une boule de lumière, comme une âme qui accède immédiatement au monde tel qu’il est.Mais la version plus élaborée kantienne et ses répliques phénoménologiques, réservées à une poignée de clercs, puis la prise en considération de deux siècles de résultats scientifiques en biologie, psychologie et neurosciences, amènent également à appréhender la conscience comme un simple état de contrôle de haut niveau qui vient après une multitude d’étapes de traitement de signal effectuées par des structures de bas-niveau qui, la plupart du temps, échappent à la conscience.Dans notre expérience du quotidien, notre « conscience » ne veut pas croire en l’existence d’un traitement préalable de ce qui arrive jusqu’à elle.Nous tournons le robinet et l’eau potable coule magiquement. Nous buvons sans nous représenter un seul instant les générations de génies et d’artisans, les inventeurs de colle pour tuyaux plastique et les machines qui les conditionnent, la vie des poissons moniteurs dans les usines de traitement, les foreuses de captages et les pompes redondantes informatisées alimentées par des centrales nucléaires, qui permettent à l’eau de couler.Nous sommes juste honteux de notre ignorance quand un incident nous conduit à appeler le plombier. Honteux. Et vite oublieux. L’eau coule, cela nous suffit, cela nous va.杲La théorie, schématique, selon laquelle la conscience n’est qu’un état de monitoring de haut niveau chapeautant un traitement de l’information préalable multiforme spécialisé de bas niveau est comme toute hypothèse débattue.J’aime pourtant ce modèle car il me permet de mettre du sens, des mots, sur certaines de mes expériences.Il permet notamment d’avancer sur la compréhension d’expériences que l’on a depuis plus de deux siècles énormément de mal à nommer et à penser en Europe. Je veux parler ici de tout ce qui a trait à l’hypnose, à la transe, ou à ce que l’on nomme plus récemment, les états modifiés de conscience.Grosso modo, deux écoles s’affrontent pour ce qui est des phénomènes tombant sous ce registre :Certains, dont je suis, voient dans ces phénomènes, des modulations d’état neurophysiologiques spécifiques, universels même si leurs modes d’expressions sont mis en forme par un imaginaire social à chaque fois particulier.D’autres, avec des arguments pertinents, proposent que l’hypnose n’existe pas, qu’il ne s’agit que de jeux de scripts sociaux, à chaque fois spécifiques à un contexte et une époque, orchestrés par une conscience qui fait semblant de s’oublier.Plusieurs strates d’histoire culturelle expliquent selon moi pourquoi l’Occident pourrait refouler l’existence des états modifiés de conscience.La chrétienté d’abord, obnubilée par son péché originel, est terrifiée à l’idée d’un évanouissement de la conscience morale et l’émergence d’une pulsion incontrôlée qui serait la porte du mal tentateur, de la sorcellerie diabolique et païenne que l’on a le devoir d’évangéliser pour plaire à Dieu.L’européocentrisme ensuite, et sa science en blouse blanche, ne voient dans la transe que l’expression de la barbarie primitive, inculte, vaudou, que l’on a le devoir de coloniser pour la sauver, au nom des lumières, de sa quasi-animalité.La psychologie du vieux continent enfin, qui aurait pu s’intéresser à ses questions mais qui ne l’a pas fait pour avoir été dominée au vingtième siècle par la psychanalyse, école qui a ancré la mythologie de sa fondation sur son rejet soit disant scientifique d’une hypnose qui thérapeutiquement ne marcherait pas et qui moralement aliénerait les individus. Ceux qui ont voulu explorer l’hypnose au dernier siècle ont donc été considérés comme étant dans le faux, l’incompétence, voire des dangers publics à visée sectaire.Qui voudrait donc dans ce triple contexte arpenter avec curiosité ce qui est assurément une nuisance inculte, des vapeurs intoxicantes et néfastes de l’arriération et de l’erreur ? Peut-être des hippies exprimant par là leur rébellion adolescente sous l’influence de drogues psychotropes : ceux-là, sales et barbus, de retour de Katmandou, prêtent à sourire; ils sont inoffensifs. Peut-être des magiciens de foire : tout divertissement est bon à prendre et on sait qu’il y a toujours un truc pour expliquer l’improbable. Mais vraiment, non vraiment : pas un adulte sérieux.Voilà, en la caricaturant, la toile de fond de l’exploration des états modifiés de conscience pour un français correctement éduqué au début du 21ème siècle.杲Quel est le rapport entre le préalable gnoséologique (les processus de construction des représentations qui arrivent à la conscience), la bien mal nommée hypnose et l’art ?Mon impression – j’assume le statut de ce mot – est qu’un chef d’œuvre modifie notre état de conscience, déconnecte, court-circuite notre contrôle réflexif lent, discret, séquentiel, sémantique, lexicalisé, de haut niveau, pour nous faire accéder au flux continu, rapide, cynesthésique, émotionnel, analogique, animal que nous ignorons ordinairement.D’autres expériences au quotidien nous permettent de nous connecter à ce flux : la sexualité, l’érotisme sain; le sport quand notre corps entre dans une phase de résistance en plateau; l’entrée et la sortie du sommeil; nos états de rêverie diurne, ceux de nos jeux d’enfants mais aussi ceux dans lesquels nous nous échappons lors de l’accomplissement de tâches répétitives.La majorité d’entre nous connait donc bien ces états, naturels, rythmant nos jours. La culture occidentale, pour les raisons déjà évoquées, n’a pourtant de cesse de les dévaloriser, d’en avoir peur. Automates obéissants à notre instruction, nous les refoulons, ne leur prêtons aucune attention car on nous a fait avoir honte de nous comporter comme des petiots, comme des animaux. Alors pourtant que nous restons des primates mal dégrossis.Pré-verbal, pré-réflexif, cet état modifié de conscience n’est porteur d’aucune signification. Il est l’anti-monde des intellectuels, des philosophes, des scoliastes. Il les fait taire. On comprend alors pourquoi il leur déplait, pourquoi par définition ils ne peuvent pas en rendre compte quoiqu’ils soient sommés de le faire : il les met en échec. Il met en échec leur maîtrise des concepts, leur agilité avec les mots.Mes pensées vont ici à tous les élèves sensibles sommés de réaliser l’impossible et la trahison : le commentaire d’une œuvre…Se départir des mots. Un grand écrivain (ou un grand maître zen rinzaï) est celui qui, dans cet état modifié de conscience, mésuse, transmute, sculpte la matière du langage pour produire un objet qui initiera une transe et photographiera une variation de cet état.Mais l’art le plus grand ne fonctionne-t-il pas plus intensément hors lexique et hors syntaxe ? Ce servir du langage pour le faire disparaître est à la fois virtuose, admirable et simultanément un gaspillage inélégant de ressources pour rendre compte de l’infra-verbal.Les grandes œuvres font cela : elles sidèrent, comme un serpent inattendu sur un chemin, déconnectent en nous notre conscience-bon-père-de-famille, et nous proposent de jouer, avec un motif de sensations et d’émotions, dans le flow allégorique superfluide, non sémantisé, de notre percipio.杲Voilà la double dimension, non exclusive, de l’art que je tente de circonscrire : mise en transe (entrée dans le préalable) et proposition d’un motif avec lequel jouer (dans le préalable).Dans le préalable cette sensation de jeu est importante. Je ne parle pas du jeu-distraction ou du jeu-broutille mais de la conséquence de sa nature superfluide : il y a en lui, du fait de la multiplicité des liens potentiels, des connexions et des formes repérables, des libertés, des possibles, où les synesthésies se répondent : du jeu. Pas de point fixe assigné mais un défilement continu, labile, pour tenter d’identifier du semblable dans le différent.Ce processus de repérage et de mise en lien peut être neutre, objectif, purement perceptif, ou chargé émotionnellement. Une représentation est en effet rarement seulement sensorielle. Elle est porteuse d’un affect (positif ou négatif, d’intensité variable) construit sur la base de nos expériences passées (individuelles ou socialement normées), sur la base de notre ressenti corporel actuel en contexte, sur les retours de nos besoins physiologiques et de notre câblage comportementale biologique issu de millions d’années d’évolution. Cet affect induit une orientation, un désir, un intérêt ou une répulsion, qui dynamise, vectorialise notre jeu avec la représentation. A la manière d’une pierre précieuse que l’on manipulerait finement devant soi pour trouver l’angle où le soleil l’illumine parfaitement.Je me surprends ici à retrouver le vocabulaire d’une personne qui a beaucoup compté pour moi – qui m’a accueilli – et dont l’exigence de pensée libre, alpine (façon solo hivernal de face nord), exhaustive autant que faire se peut, authentique à la première personne du singulier, continue d’inspirer mes jours : Cornelius Castoriadis, ses textes, mes rencontres avec lui, m’ont formé intellectuellement. Je ne me suis jamais vraiment retrouvé dans son goût pour le pancrace, la pensée le poing levé. Et je me suis éloigné du cœur de ses thèses après avoir découvert Spinoza (la joie plus saine que la lutte, l’accueil serein et souriant), après avoir accepté que l’idée d’une création ex nihilo, le surgissement dans le monde de formes indéductibles, était tout simplement pour moi irreprésentable. Ce moment de révélation et de bascule dans mon parcours, nous l’avons vécu tous les deux tristement, car il ne pouvait passer que pour une ingratitude alors que nous étions si proches. Les accueils parfois prennent fin…Castoriadis, dans le contexte de la psychanalyse française des années 60 et 70, ne pouvait pas s’intéresser, avec bienveillance, aux états modifiés de conscience. Pourtant, ce qu’il nomme magma psychique (de représentations, d’affect et de désir), ce n’est ni plus ni moins que cela. C’est l’intuition du préalable.Le magma, c’est ce préalable où la représentation se forme, trouve son affect, se connecte à notre réseau désirant interne.Le préalable est un magma. L’art nous y plonge.Joyeusement.Car la grande œuvre nous fait éprouver une joie spinoziste lorsqu’elle nous propose une forme, nouvelle, inexistante auparavant, nous permettant d’étiqueter un motif du préalable qui n’avait pas de signifiant et qu’on voyait fuir avec frustration faute de pouvoir le saisir.杲Sourire aux métamorphoses des nuages. Se perdre dans les flammes d’un feu de bois, dans les vagues. Dans les volutes de l’encens. Voilà un gimmick du préalable.Ce qui pourrait le caractériser, c’est ce plaisir de l’évolution, du fondu enchaîné, du morphing. C’est sans doute pourquoi toutes les musiques reposant sur la modulation, la variation, résonnent si fortement en nous. Elles en proposent un reflet. Elles en sont un miroir.Remarquons à quel point il n’y a rien d’égologique, de freudien, dans cette expérience esthétique. C’est dans ces expériences-là que je repère à son intensité la plus forte ce que j’annonçais au début de ce texte : l’art comme accueil gnoséologique, l’art comme accueil du percipio.Notons aussi qu’un objet se déployant dans le temps n’est pas requis pour faire résonner en nous ce vécu : nul impératif de Bach, Ella, ou Kishori Amonkar; une terre cuite de Rodin, une épaule de Rubens, un Raku, nous connectent – aussi – au préalable.杲Outre le plaisir qu’on prend dans la modulation, la joie ressentie dans l’accueil du percipio est liée à la manipulation.Le préalable n’est pas passif. Il engage l’activité du corps, de tout le corps – même immobile mais activé par nos neurones miroirs – dans ses explorations kinesthésiques, sensorielles.Dans notre accueil du préalable, on tripote, mâchouille, esquisse, improvise, caresse, frotte, tâtonne, shuffle, chantonne, onomatopise, gribouille, brouillonne, tetris, renifle.L’accueil du préalable, c’est notre salive sur un tableau d’éveil pour bébés.L’art c’est l’éveil.杲L’art, c’est l’accueil.18 janvier 2012 L’accueil de l’eau potableSinger l’étranger qui nous fascine témoigne toujours d’une inclination pré-adolescente attendrissante. Les Occidentaux qui s’évertuent à ressembler aux Japonais de films historiques font donc sourire à juste titre.La question qui me préoccupe à Kyôto n’est pas celle de l’exportation de motifs qui n’ont de sens que dans l’ensemble complet de l’étoffe de la culture d’un pays. C’est celle de l’appropriation, dans le futur, par des non-Japonais, de formes qui existent ici, souvent venues d’ailleurs, qui tirent leur force de ne pas être exotiques mais hors-temps, et qu’on peut donc imaginer pouvoir être adoptées, assimilées, par n’importe quelle autre civilisation. Des formes qui méritent d’être des références universelles connues de tous.Ces formes justes, j’ai régulièrement honte de les voir ignorées par l’Occident. Et je suis estomaqué de les voir négligées par de nombreux Japonais contemporains.杲Il est initialement très difficile pour un Occidental de considérer un objet qu’il a appris à classer dans le registre de la vaisselle comme une œuvre d’art de premier rang.L’art conserve en Occident son empreinte de tabou religieux et de tabou régalien. Il y est encore un symbole ethnologique du prince ou de l’évêque : un commun ne le profane pas au quotidien de ses mains sales.C’est la raison pour laquelle l’œuvre d’art y est suspendue, dans un cadre doré, mise sous verre, protégée par des vigiles : afin qu’elle ne perde pas son mana. Et le visiteur jouit du supplément d’émotion de ce dispositif artificiel qui le met, lui le désenchanté, lors d’une visite du dimanche, en position de feindre de croire au sacré, au pouvoir, par les tenants lieu socialement légitimes de leur présence.Ce qui se prend en main, ce qui s’utilise au quotidien, ne peut donc pas relever, pour un Occidental, du domaine de l’art. L’objet d’art est pour lui comme ces jouets de collection qui n’ont de valeur que d’être restés depuis leur achat par un collectionneur fétichiste, dans leur boite, sous blister, inexposés à la dégradation de l’usure.Peut-être faut-il une civilisation de soigneux aux maisons de papier, sur un petit territoire sans espace, un archipel d’attentifs si méticuleux qu’ils pourraient presque passer pour obsessionnels, pour en arriver à ne pas craindre de casser, de détruire, une œuvre d’art en s’en servant.Une société plus barbare, où les gestes, la motricité et l’attention ne sont pas contrôlés en permanence parce que ses membres ont eu la chance géographiquement arbitraire de respirer dans de vastes plaines et de s’inscrire historiquement dans une tradition révolutionnaire, se comportera différemment. Ses sujets, plus libres, avec leurs gestes plus amples, moins précis, auront appris, par expérience, à protéger leurs objets fragiles et précieux, parce que comme dans les relations humaines, il est des choses qui, cassées, ne se réparent pas. Si un objet est beau au point de relever de l’art, il est unique. Et il est raisonnable de ne pas prendre le risque de gâcher de l’unique.杲Une façon simple et amusante de susciter des cris d’indignation chez un Occidental visitant pour la première fois le Japon est de lui annoncer le prix des bols et des autres ustensiles – utilisés – dans la cérémonie du thé. Il en ressent immédiatement un outrage profond comme s’il était placé dans une situation où on le prendrait pour un imbécile. Qui voudrait payer de telles sommes pour de la vaisselle !S’il a la chance de faire l’expérience, non pas d’une, mais de plusieurs cérémonies du thé, s’il a la chance de pouvoir admirer des bols d’exception de types et de générations différentes, de pouvoir en prendre un dans ses mains, d’y boire, alors la question du prix des bols ne se posera plus jamais pour lui. Et il aura honte, sans pouvoir les renier, de ses gestes frustes et de ses préconceptions barbares.杲Le goût d’un bon matcha est au fond toujours identique. La cérémonie du thé, même en considérant ses micro variations saisonnières et d’experts, n’est pas une expérience de dégustation. La bouche, le palais y sont instrumentalisés : symboliques comme tout le reste du dispositif. La cérémonie du thé ne fait sens que si elle est le lieu d’un triple accueil : de l’âme, du monde, du beau. C’est une expérience existentielle qui utilise l’excès – un excès par défaut – l’excès esthétique, l’excès symbolique, la saturation des sens par l’exquis, pour nous connecter à une dimension hors-temps, hors-culture, hors-âge. Une sorte de cogito mais dans une demi-transe, qui n’aurait ni besoin d’être réflexif ni raisonnant pour être dans l’assomption de l’évidence mais plus encore, un sum partagé, dans la joie d’échapper enfin à la solitude fondamentale.Nous faisons tous au quotidien ces expériences où notre cerveau structuré par ses associations de routine nous fait juger un contenu par la seule légitimité sémantique de son contenant.Prenez les plus impartiaux des sommeliers, mettez devant eux le même vin dans des bouteilles à la réputation différente et vous aurez à coup sûr, et en toute bonne foi, des jugements qui seront le strict effet de l’étiquette.Les industries pharmaceutiques, les médecins, savent que la même molécule, dans une gélule bleue ou dans une gélule rouge, n’aura ni les mêmes effets primaires, ni les mêmes effets secondaires.Les religions elles aussi utilisent ce défaut puissant de nos consciences préhistoriques : leurs officiants appellent le divin dans un aliment ou une boisson à consommer si possible en communion – le consacré a plus de force s’il utilise le pouvoir du peer pressure. Par cette descente du divin dans la matière, l’invisible, le surnaturel, le transcendant, est désormais visible, il a une consistance que l’on place en soi, on le sent sur sa langue, dans sa gorge : il est – pour de bon – en nous.Quand on boit un matcha, le même qu’on aura toujours bu ailleurs, dans un bol exceptionnel, c’est la puissance symbolique, le mana, l’aura, la beauté, l’histoire du bol que l’on ingère. Pas le thé.L’expérience du bol dans la cérémonie du thé, c’est celle, sécularisée dans la religion du beau, du calice. Un graal du parfait.杲Selon l’Organisation Mondiale de la santé, un sixième des êtres humains n’a « aucun accès quel qu’il soit à une source d’eau salubre améliorée ». Et l’on comprend bien en lisant cette phrase que ces êtres humains – des petits, des parents, des vieux – ne remplacent pas l’absence de réseaux d’eau par l’achat de packs de bouteilles de source.Pour les nantis négligents que nous sommes, il faut avoir été privé d’eau potable plusieurs mois, il faut avoir regardé, avec une suspicion de paranoïaque des robinets inutilisables pour ressentir avec une authentique joie dans sa poitrine, la magie inouïe d’une eau courante que l’on fait surgir, chez soi, à volonté, et que l’on peut boire en totale confiance.Sur la planète aujourd’hui, d’un côté la situation, infamante pour les nantis, de ceux qui n’ont pas d’eau décente à boire avec son cortège cauchemardesque de conséquences sanitaires. Et à l’autre extrémité, l’aberration de nos sociétés en surpoids ou en santé fragilisée de ne pas boire suffisamment d’eau. De la simple et magique eau du robinet.Peut-on imaginer un dispositif qui conduirait chacun à honorer comme elle le mérite l’eau potable ?Et si nous négligions l’eau du robinet du fait de contenants inadéquats ?杲Le robinet métallique de notre quotidien est certes pratique et hygiénique mais n’honore pas l’eau comme le ferait une fontaine de pierre ou un roseau coupé.L’évier en inox avec ses couleurs grises et froides évoque l’usine ou le laboratoire mais pas la forêt ou les rochers d’une source.Si le design et les matériaux des cuisines contemporaines s’améliorent, il est probable que l’évier et le robinet restent tels que nous les connaissons pendant encore longtemps. Et on n’imagine pas laver une marmite de spaghetti bolognaise dans la mizuya d’un pavillon de thé – son espace raffiné et fragile de préparation et d’eau, en bois et bambou.Que pourrions-nous pourtant changer qui puisse être adopté par tous, quels que soient nos revenus, notre patrimoine, notre situation ?Depuis mon enfance, je bois l’eau du robinet dans des verres en verre industriels, incassables, aux formes élémentaires symétriques : variations sur un tube fermé à une extrémité. Ces objets n’ont aucune valeur. Le verre à moutarde, dans lequel on boit encore souvent en France, n’est au fond qu’un déchet. La lumière y passe de façon terne comme si elle traversait le vide.Le verre en verre dégrade l’eau en moins que rien.Qui voudrait alors en boire ?Sans doute, lors des générations pré-industrielles, pré-électriques et sans station de traitement, le verre en verre était-il le récipient parfait pour accueillir l’eau. Les bougies y devaient créer des chorégraphies de lumière vivante dignes d’une joaillerie et l’on pouvait s’assurer seul, instantanément, de la pureté du liquide. Les artisans sans machines témoignaient de leur incroyable maitrise dans la capacité à pouvoir proposer des services de pièces identiques. L’uniformité témoignait alors de la perfection, de la prouesse du geste.Débitée aujourd’hui dans des chaines industrielles, la pièce identique nous propose plutôt un symbole de notre médiocre uniformité.Nous n’avons plus besoin de vérifier la pureté de l’eau qu’on boit : des machines, des ingénieurs et des techniciens invisibles sont nos gouteurs bien plus fiables que les gouteurs des empereurs d’antan.Nos ampoules dont la lumière régulière et crue ne danse plus aux micro-variations de l’air éclairent platement nos verres insignifiants.Ainsi aujourd’hui nos verres à eau nous forcent à ingurgiter l’insignifiance. Qui voudrait honorer plusieurs fois par jour l’inanité ?杲J’ai mes paresses. Il m’arrive de réutiliser la tasse de thé posée sur le comptoir de la cuisine, en la rinçant négligemment sous le robinet d’une double rotation rapide du poignet, comme d’un récipient pour boire de l’eau dans la journée. Je ne parle ici ni de mes micro tasses à sencha qui donnent le sentiment à mes amis non initiés que je joue à la dinette. Ni des bols à matcha, conçus pour servir trois gorgées et demie – pas pour étancher une soif. Ces bols qui doivent réjouir les deux paumes solennellement ont besoin d’une certaine pesanteur : fussent-ils légers, ils doivent donner le sentiment de la gravité, de l’épaisseur des choses les plus importantes, notamment aux lèvres. L’eau de tous les jours serait ridicule dans ce hiératisme. L’eau qu’on boit sans y penser, dans l’insouciance pluri-quotidienne, doit être aérienne, légère comme une brise : on la souhaite désaltérante, désintricatrice pour le corps et non altérante, même bénéfiquement, pour l’esprit.Dans la rue qui monte au Nanzenji, près du petit pont : une minuscule boutique de poterie. J’y achetai à un prix très raisonnable il y a trois ans deux tasses légèrement différentes à la forme et à la couleur d’une coquille d’un œuf de dragon qui tiendrait dans la large paume d’un homme adulte. Je m’en sers pour les thés rouges, le sobacha ou les thés parfumés glacés. La contenance est celle d’un verre duralex de cantine. Mais la sensation de fragilité, d’élégance, l’asymétrie des bords, la texture agréable au toucher, la couleur d’œuf claire, chaleureuse, apaisante au regard, placent ces récipients à l’extrême opposé, sur l’échelle du civilisé, du verre incassable conçu pour la maladresse d’individus qui s’auto-étiquettent sans s’en rendre compte comme ballots en les utilisant.Il restait un peu de sobacha au fond de la tasse. Sans témoin, je la rinçai de mon rituel de paresseux et portai la tasse à mes lèvres en l’ignorant du regard.L’eau était tiède et le goût de javel détectable. Mes pupilles se dilataient comme dans un moment de révélation. On se souvient toujours de ces instants rarissimes d’adéquation parfaite, de dévoilement soudain, d’accès à l’évidence.Je ne buvais que de l’eau du robinet, tiède, au goût médiocre.Pourtant ces quelques secondes me restent comme l’expérience du plus délicieux des verres d’eau de ma vie.Au point que je me dise que je ne pourrais plus désormais boire mon eau ailleurs que dans cette tasse. Qui rend son contenu parfait.En France, il n’est pas inusuel de croiser des hommes (et parmi eux, un grand nombre de motards ou de moustachus, vifs, honorant la mémoire de leur grand-père paysan) qui portent toujours sur eux – leur – couteau qu’ils prennent plaisir à déplier et à ranger avec fierté. Ils n’utiliseront jamais autre chose que – leur – couteau à table, chez eux comme à l’extérieur. Derrière leur amusante affirmation virile contendante, on ne peut pas s’empêcher d’éprouver de l’admiration devant ce qui témoigne aussi d’une optimisation personnalisée des petites joies du quotidien. Non pas une crispation égologique mais un souci d’ergonomie du permanent. Le choix du couteau est pour eux le résultat d’un processus de sélection, d’expérimentation, la preuve d’une affirmation de leur âme, d’un contact avec la spécificité de leur âme. Et l’objet choisi sera ensuite non simplement un outil, mais la trace, le journal, la chronique, de toutes les utilisations passées : un compagnon joyeux. Sa patine viendra à chaque utilisation en augmenter sa valeur.Les maîtres de thé ont de la même façon leur bol préféré parmi les différents qu’ils possèdent et qu’ils utilisent en harmonie avec les circonstances. Ce bol ne sera pas nécessairement le plus précieux, le plus symbolique ou le plus beau. Il sera juste celui qui accueille le mieux la musique particulière de leur âme, non dans ses variations, mais dans sa tonalité dominante. Les raku noirs mats et hauts, ceux plus larges et brillants, les raku rouges : ne sont pas faits pour accueillir les mêmes êtres.杲Il n’y a aucune raison aujourd’hui pour servir l’eau potable dans un grand verre en verre d’un service identique qui transforme, par le sens qu’il véhicule, son contenu en néant.Je me prends à imaginer une civilisation, à l’échelle de la planète, où toute sa vie, chacun, en esthète du quotidien, cherchera le récipient en parfaite harmonie avec ce qu’il est pour boire son eau du robinet. Où chaque verre/tasse, que l’on offre, que l’on reçoit en héritage, qui fait sourire comme on sourit à son passé, portera la trace douce, honorante, des âmes qui y ont bu – à la manière d’un chawan de thé japonais. Une civilisation faisant une place importante à un nouveau métier : artiste pour l’eau des âmes. Et ces créateurs exploreront les matières, les couleurs, les textures pour rendre compte de l’ensemble du gradient des personnalités.Une civilisation où l’on jugera une personne par le contenant où il boit son eau du robinet.Il faudra un nom juste pour désigner cet objet.Ami, dans quel récipient boiras-tu à partir d’aujourd’hui pour honorer ton eau, pour accueillir qui tu es ?7 octobre 2012 L’accueil du sableJ’entre toujours dans les recycle shop de Kyôto. Avec la même forme d’entrain que déployait ma grand-mère quand elle franchissait les portes du marché couvert de Bondy – un marché de pauvres – pour négocier le prix déjà ridiculement bas de tomates à peine abîmées.Le plaisir de chiner est un plaisir de motard. Celui de la vitesse des yeux, de la petite transe qui nous permet d’expertiser une masse d’informations en une fraction de seconde. Plaisir à identifier la valeur ignorée trois fois : par ceux qui ont jeté les objets – pour rien; par les marchands qui les proposent – pour rien; par les précédents clients – qui n’ont rien vu. Sauver l’injustement négligé, sauver l’omis, le rejeté. Comme on aimerait être sauvé tous.Dans la cérémonie du thé, il existe depuis au moins cinq siècles, une pratique qui annule la prétention occidentale à croire que Duchamp aurait été le premier à découvrir que la beauté se situe d’abord dans le regard de celui qui la trouve, déjà présente, autour de lui; qu’un objet d’art est le geste qui l’identifie et l’institue comme tel.Dans la cérémonie du thé, le mitate (見立て) est une tradition plus ancienne, plus forte car non cynique, que la bouffonnerie décadente du vingtième siècle à l’Ouest qui ne se tient que de son deuxième degré sarcastique, adolescent. Par le mitate, un bol coréen rustique, utilisé au quotidien pour le riz, peut devenir – pour le maître qui sait voir – un bol à thé que les fortunes les plus inépuisables auraient du mal à acquérir. Une simple racine de bambou peut être réinventée comme le plus parfait des vases. Un objet humble, créé sur d’autres terres, en d’autres temps, dans l’ignorance absolue du rituel du thé battu, peut s’imposer dans l’évidence comme le plus juste instrument du protocole.Il n’est pas rare que les petites boites à encens qu’on appelle kôgô (香合), en bois, sculptées, ou en céramique, soient des mitate. On les utilise dans deux circonstances distinctes dans la cérémonie du thé.Premier contexte : comme purs signifiants, vides, disposées dans le tokonoma, l’alcôve qui constitue une sorte d’autel dédié au sacré de la beauté, de l’accueil et de la sagesse. Un sacré spécifique en ce qu’il est – laïque – taoïste, spinoziste, immanent. Placées au pied à droite de la calligraphie suspendue, sur un bloc de papiers épais pliés, les kôgô sont alors célébration de la présence par l’absence : évocation du parfum invisible, – lui-même à ce moment-là absent – , par une boite – vide – dont la fonction est de solliciter l’imagination olfactive par la joie raffinée de la pupille.Deuxième contexte : dans leur fonction de contenant, pleines, de quelques copeaux de bois précieux carrés ou de trois billes de résine noire parfumée, elles sont placées près d’un morceau tubulaire de charbon de chêne du Japon, choisi et traité pour qu’il ne ne fume pas – la pièce à thé n’ayant pas de cheminée -, charbon dont la tranche s’organise naturellement en un motif rappelant la fleur de chrysanthème – symbole de l’empereur et donc de la continuité de l’identité collective.Car avant la préparation du thé en tant que telle, il y a bien sûr, et notamment en hiver au temps du brasero enterré, la première étape incroyablement délicate de la préparation du foyer. Elle se déploie comme une chorégraphie du placement des différentes pièces de charbon, disposées :- pour l’œil qui ne les verra bientôt plus; - pour l’oreille (une petite branche tordue d’azalée est recouverte d’une blanche poudre de coquillage afin de produire un cliquetis joyeux); - pour le nez avec l’odeur, légère, du charbon, puis celle, forte et exorcisante de l’encens.Le charbon n’est donc au fond qu’accessoirement là pour l’eau chaude, le thé n’étant bien sûr depuis le départ qu’un prétexte.Cette semaine, dans le panier tressé de la cérémonie du charbon de mon maitre de thé, le kôgô a la forme d’une aubergine. Avec la jolie couleur parme, délavée, des aubergines macérées dans le sel qui font l’une des spécialités de l’ancienne capitale.- Pourquoi une aubergine ?- Pour hatsuyume, le premier rêve de l’année : 一富士、二鷹、三茄子, ichi-fuji, ni-taka, san-nasubi : il est de bon augure que le premier rêve de l’année contienne le mont Fuji, un faucon, ou une aubergine.- Mais pourquoi une aubergine ? - Je ne sais pas. Tu chercheras.Quel méditerranéen pourrait parier que les Japonais rêvent de rêver d’aubergines ?Pourquoi donc une aubergine ? Mes recherches n’ont pas abouties. Il est possible qu’il ne s’agisse que d’un simple jeu de mots homonymes ou peut-être l’un des items de la liste des objets préférés du premier shogun Tokugawa. L’important n’est pas là. Mais dans la convention. En janvier, on souhaite du bon à ceux que l’on reçoit. Et le bon ici, même si l’on ne sait pas pourquoi, c’est l’aubergine. Qui n’a aucun rapport avec le thé. Mais dont la couleur violette pastel, dont l’aspect rondelet tendre, s’harmonisaient ce matin-là, sous forme de kôgô, parfaitement avec l’austérité noire, matte du panier à charbons.Parmi les dix milles objets du Recycle shop de Kitano où les allées sales, tremblantes, étroites pourraient faire peur, si l’on tombe sur un objet qui mérite l’achat, c’est jour de grande chance.Deux petites boites attirent mon attention derrière une vitrine en verre. Elles sont de taille identique, sphériques comme de gros calots, tournées dans une pierre qui pourrait être un marbre olive. Elles ont une texture qui me fait penser à une lingam stone achetée à Delhi l’année passée. Elles pourraient constituer un mitate acceptable pour une boite à encens. J’en ouvre une, elle est vide, la renifle, aucune d’odeur, la retourne : une étiquette indique 260 yens, à peine plus qu’un ticket de bus. Un adhésif de mauvaise qualité associe vaguement la base au couvercle. Je peste à l’avance en anticipant le temps qu’il me faudra pour faire disparaître toute trace du collant. Le pied est laid. Je me dis que je pourrai y graver mon kanji avec le matériel qui sert à créer ses sceaux en calligraphie. La texture de l’autre boite me plait davantage. Même si elle est endommagée par une entaille.Je me présente à la caisse. Je fais l’appoint. Le vendeur au t-shirt jaune fluo me rend ma pièce orange de 10 yens en me regardant grand seigneur : « service ! ».Rentré à la maison, je plonge la boite dans un bol contenant de l’eau bouillante et un peu de liquide vaisselle pour faciliter l’extraction de l’adhésif qui en fait le tour. Je l’oublie une nuit.Le lendemain matin, je gratte quelques minutes avec mon ongle sans succès. J’insiste en grommelant. Et au moment où la boite s’ouvre, mes mains sursautent et mes épaules reculent. D’effroi face à l’inconnu, face au non immédiatement identifiable : la boite est pleine. Est-ce du sable ? Sont-ce des cendres ? Ce qui se répand dans mes mains, est-ce un peu des restes d’un mort ?Je me précipite vers la poubelle. Les grains sont trop gros pour être des cendres mortuaires mais le doute subsiste : je n’ai aucune expérience en la matière. Tout se passe très vite, au ralenti mais très vite, et après deux respirations, je conclus au sable mouillé. Au sable d’une plage un peu polluée ou volcanique. Je pense à mon autre grand-mère et mes vacances d’enfant aux Sables d’Olonne. A Omaha Beach où j’ai marché tous les jours pendant cinq ans et aux coussinets, au retour de ballades, du chien qui me manque tant.Je pense au verre aussi. A la transparence du verre fait de sable. A l’expression préférée des astrophysiciens, un peu surchargée et pourtant abyssale « nous sommes des poussières d’étoiles ».J’ai trouvé une boite.J’y ai trouvé du sable.Ce sable était le mitate d’un autre.Tao 道31 janvier 2013 L’accueil merveilleux de la défaiteJe cherchais depuis longtemps un chawan noir, couleur nuit, ardoise, magma saisi par la vague. Un noir mat parce que la nuit ne brille pas. Les étoiles seulement. Parfois l’angoisse.Je cherchais un bol à la Chôjirô.J’en trouve un. Une copie. Chez un grossiste d’instruments à thé. Là où il convient de diviser les prix des étiquettes par deux.Je l’achète dans l’instant. L’emporte. L’extirpe de ses boites, de ses tissus. Le tourne doucement. L’inspecte précieusement. Le tient dans mes deux paumes comme on peut tenir un visage d’enfant.Mon cœur syncope : la pulpe de mon majeur vient de détecter une aspérité. Le bol a un défaut, une légère dépression de la taille d’une dent. Comme s’il avait touché une autre pièce au moment de la cuisson.Je retourne chez le grossiste. Qui paraît très ennuyé quand je lui explique ma découverte : c’est le seul bol de ce type qu’il possède. Nous le sortons ensemble. De ses boites. De ses tissus. Il me montre la petite dépression.« Ceci ? »« Oui »Un sourire qui s’empêche d’être immense, un sourire qui s’empêche d’être un fou rire, illumine son visage.« mhhh… c’est le nombril du bol, n’est-ce pas. Les raku sont vraiment cuits un par un. Quand on les retire du four alors qu’ils sont encore rouges c’est la pince qui laisse cette trace. A la manière du nombril sur le ventre des hommes qui témoigne de leur naissance, tous les vrais bols façonnés à la main, cuits à l’unité, portent cette marque. Quand vous boirez un thé et que vos doigts détecteront un nombril, vous vous connecterez à l’origine des choses et des hommes, au flot du vent, neh… ».Je venais à nouveau de perdre. Magistralement.Et c’était bon.杲En ce qui le concerne, le Français est d’évidence le nombril du monde. La beauté supérieure de sa langue, le roi soleil, les Lumières, 1789, Napoléon : toute l’histoire concorde pour justifier non son arrogance mais sa naturelle prééminence.Un intellectuel français ne peut donc se percevoir autrement que comme le nombril des nombrils. Il sait tout. Les heures passées dans l’Encylopaedia Universalis, dans les appareils critiques des Pléiades, dans les musées des capitales du monde, assurent, certifient son omniscience.Quand il voyage, c’est en Aristote, vaniteux comme un Platon. Il sait. Et ce qu’il ignore – et accessoirement découvre dans ses déplacements – ne sera toujours que détail, illustrant, confirmant la puissance et la profondeur de sa pensée. Comme c’est un homme bon, l’évangéliste athée qu’il se pense être se sent investi du devoir d’éduquer les ignorants qui souffrent de l’absence de grâce de son élection. Alors il explique avec bienveillance aux locaux le pittoresque rafraichissant de leur mode de vie; et prend avec sérieux des notes qui alimenteront de futurs traités pédagogiques à l’usage de ses compatriotes.Ce n’est pas un conquérant. Juste un vainqueur. Permanent.Et puis un jour, il arrive à Kyôto.杲Février à Kyôto est le mois des Ume. le mois des véritables esthètes, des âmes mallarméennes. Le mois où l’on a froid au bout des doigts et des diamants dans les yeux.Dans la voie du thé japonaise, deux types de bols sont préparés : l’usucha, le thé « léger », liquide, dont on boit trois gorgées et demie – mousseux s’il est préparé par un maître Urasenke; et le koicha, le thé épais, de la consistance pâteuse d’une gouache à peine diluée – dont on ne boit qu’une petite gorgée dans un bol partagé avec d’autres comme un calice.Le thé en poudre servant à préparer l’usucha est introduit dans un récipient appelé natsumé. Celui du koicha dans un cha-iré.Un natsumé est une boite dont la taille est environ celle d’un pot de yaourt. Sculpté en bois léger ou en bambou, aux formes pures, élégantes, légèrement ovoïdes, un natsumé est laqué dans un noir qui évoque l’absolu.Pour des individus élevés dans une société du plastique bon marché et de la Bakélite, un objet en bois laqué ne produit aucun effet de surprise et suscite plutôt un haussement d’épaules. Le fait qu’il soit incroyablement fragile le transforme même en incommodité. Sa capacité à réfléchir la lumière froide du jour ou uniforme de l’ampoule le rend banal, presque incompréhensible.L’éloge de l’Ombre donne la clé du mystère. Mais il faut en avoir fait l’expérience en personne pour profondément la comprendre et en être bouleversé : les objets laqués de noir ne sont vivants que dans le sombre, quand ils reflètent la vie d’une bougie qui n’a rien alors du romantisme de la chandelle. La lumière d’une unique bougie dans une pièce japonaise relève plutôt d’une métaphore de l’âme, d’une expérience philosophique, religieuse. Celle de l’impermanence, mais douce, de la lumière sensible, dansante au souffle, de l’âme humaine qui éclaire en se consumant.Un natsumé est peut-être une forme de miroir spirituel parfait.L’expérience de ce miroir pourrait être trop éprouvante, déprimante, si elle était continue. On a beau se défendre contre l’impermanence en la célébrant plutôt qu’en la déniant, elle reste une inquiétude, celle de notre fragilité. Or si le thé est une expérience de sagesse, c’est aussi une cérémonie de l’accueil. Chaleureuse, délicate. De la beauté du monde. De l’instant-là du monde. Les natsumé sont donc aussi décorés, à la poudre d’or ou à la nacre, de motifs symbolisant la saison. Afin d’échapper à l’austérité excessive. Qui serait de mauvais goût.En février, les natsumé décorés du motif poétique chinois des trois amis de l’hiver (le pin, le bambou et l’ume) ou encore des deux sortes d’ume – ceux à fleurs rouges, ceux à fleurs blanches – sont donc des instruments attendus dans la pièce à thé.Le natsumé qu’apporte ce matin-là mon maître près de la bouilloire qui émet son précieux chant du « vent dans les pins » est désappointant. Le décor du couvercle présente quelques fleurs rouges et jaunes un peu brouillées comme si l’artiste avait manqué de maîtrise dans son dessin. Le rouge évoque un vieux coquelicot et non le pourpre de l’ume. Le jaune, un chimonanthe, dont la fleur émet un parfum délicat qui rappelle la narcisse.J’attends la fin de la leçon pour poser ma question.« Quel est le motif du natsumé ? »« 夜の梅 »Ma défaite est cette fois totale. Si grande, si désarmante que mon corps ne trouve que l’éclat de rire irrépressible pour exprimer ma joie face à l’exploit, face à ce qui serait en sport un record imbattu, imbattable pendant des siècles.夜の梅, yoru-no-ume, l’ume de la nuit, l’ume dans la nuit.Il ne s’agit pas de l’ume qu’on s’en va admirer dans la foule de Kitano, au palais impérial, au château d’Osaka ou au Zuishin-in, dans la pleine lumière d’un jour de soleil blanc bleu. Non, yoru-no-ume c’est l’ume dans la nuit.Le motif du natsumé qui m’apparaissait si pauvre est devenu par la grâce de son signifié un chef d’œuvre stupéfiant. Son flou, ses couleurs se présentent à mes yeux désormais comme une représentation la plus fidèle du trouble que provoque l’ume en fleurs dans le noir, la nuit, quand les familles dorment.Parce que la connotation de yoru-no-ume est évidemment plus profonde que sa seule représentation visuelle. L’ume n’est pas simplement apprécié des esthètes parce qu’il est précoce comme leur intelligence. Parce qu’il résiste au froid, à la solitude. Parce qu’il sait laisser de l’espace à chaque fleur sur la partition de ses branches calligraphiées. L’ume est aussi, et peut-être surtout, l’incarnation de la fleur érotique. Son parfum si fort, excitant, élégant, de femme, évoque des nuits de corps en sueur dans le rayonnement du plaisir partagé, dans la sensualité sans frein, dans le suçon, l’étreinte et le spasme. Si l’ume de jour est mallarméenne, l’ume la nuit, yoru-no-ume, ne peut être qu’un emblème baudelairien définitif.Voilà ce que portait le natsumé de février ce matin-là.Voilà le thé.杲« 負けました。Makemashita. J’ai perdu. » Voilà ce qu’on dit au Japon en accueillant, dans le sourire, la défaite.Dans la joie, la joie si grande, merveilleuse, d’accueillir la défaite.6 février 2013 L’accueil du petit satoriJ’étais en retard.Le maître avait préparé et aligné pour moi, devant les cloisons coulissantes, les instruments de thé que j’apporterais en trois temps dans la pièce éclairée faiblement par l’hiver :D’abord le pot terreux contenant l’eau fraiche.Puis, main droite, la petite boite laquée noire contenant le thé en poudre et, main gauche, le bol, au fond duquel repose le tissu fin, neige, qui servira à l’essuyer; le fouet en bambou, sur le tissu; au sommet, la fragile spatule à thé.Enfin, le récipient à eau usée, en bronze sombre, à l’intérieur duquel se trouve un porte-couvercle, et, instable et prompte à la chute, posée sur le pourtour du récipient, la fine louche en bambou.Dans les agendas du monde du thé, il existe un calendrier découpant l’année en soixante-douze saisons.Soixante-douze. Qui ne se sentirait pas barbare en apprenant ce chiffre ?Mais l’année est aussi plus simplement divisée en deux temps majeurs dans une opposition yin/yang entrelacée qu’on retrouve, presque invisible, dans tous les détails de la cérémonie :Le temps des saisons douces et chaudes : celui du brasero – le furô – posé sur les tatami à l’angle de la pièce pour que sa chaleur ne gène pas les invités.Le temps des saisons fraîches et froides : temps du foyer enterré au milieu de la pièce – le rô – afin qu’il réchauffe au mieux et au plus près les invités.Dans la voie japonaise du thé, le thé n’étant pas infusé mais battu, en poudre, dans le bol, la bouilloire ne contient toujours que de l’eau qui chante.La cérémonie formant une boucle, toute eau puisée sera remplacée à la fin par de l’eau fraîche.L’eau frémissante est prélevée avec la louche, à la taille élégante, dont la contenance du godet est – bien sûr – différente au temps du rô et du furô.Pour puiser l’eau, il faut auparavant ôter le couvercle de la bouilloire et poser ce dernier sur un support ad-hoc afin de ne pas abîmer le tatami tressé de paille de riz.Ce porte-couvercle à la fonction si triviale est l’un des instruments étranges de la voie du thé.La règle doit se comprendre ainsi : si le dispositif de la cérémonie implique que le récipient à eau fraîche soit posé directement sur le tatami, alors le porte-couvercle se doit d’être en bambou. Le plus souvent jeune, c’est-à-dire vert.Certains types de cérémonie font intervenir une petite étagère à proximité du rô ou du furô. Si le récipient à eau fraîche y est placé et ne se trouve plus alors en contact avec le tatami, il convient d’utiliser un porte-couvercle en céramique ou en métal.– Bien sûr – le débutant glissera sur un détail dévastateur : il existe des étagères sans fond où le récipient à eau est posé directement sur le tatami…Curieusement, les porte-couvercles en céramique ou en métal sont régulièrement d’un kitsch douteux : ronde d’enfants, crabe, faïences aux couleurs vives. Comme s’ils avaient la mission de préserver un minuscule réduit de fantaisie dans un protocole autrement trop austère.– Bien sûr – il existe deux types de porte-couvercles en bambou : un large pour le rô avec le nœud du bambou en son centre; un fin pour le furô avec son nœud au sommet.La cérémonie du thé est une danse. On ne peut apprendre à danser sans danser. Danser beaucoup. Souvent.Quand le lieu d’exercice du maître le permet, pendant la saison du foyer enterré, un brasero reste toujours également présent dans la pièce pour permettre aux étudiants de répéter les gestes des protocoles l’utilisant. Même s’ils ne sont pas de saison.La raison vient du fait que très peu de maisons japonaises possèdent aujourd’hui un foyer enterré. Mais il arrive que les amateurs de thé trouvent la place chez eux pour un brasero à l’intérieur duquel une résistance électrique moulée remplace la sculpture de charbon véritablement requise. Le furô est alors utilisé par eux toute l’année durant et il leur est logique de s’entraîner à son utilisation.J’étais en retard.Le maître avait préparé et aligné pour moi, devant les cloisons coulissantes, les instruments de thé.Je devais ce matin-là m’entraîner à utiliser le brasero.Mais, en pleine saison du foyer enterré, le maître avait oublié chez lui le porte-couvercle en bambou spécifique pour le furô.Nécessité fait loi.J’ai plaisir à l’imaginer ouvrant tous les placards avec le cœur battant : « comment faire !? Mais comment faire !?… »Ce n’est que plus tard que je m’amuserai à reconstituer la scène.A ce moment précis, je me sens juste coupable de mon retard.Je salue à genoux le maître, mon éventail noir devant moi, pour le remercier de la leçon qu’il s’apprête à me donner. Il me rend, à genoux, mon salut. Je sors. Ferme la paroi coulissante. Respire. La rouvre en trois temps. Et apporte à droite du brasero le récipient à eau fraîche. Puis le bol et la boîte à thé. Enfin le récipient pour l’eau usée contenant le porte-couvercle et la louche.Le récipient à eau usée est aujourd’hui une forme standard : un grand bol métallique sombre. Mais dans le passé, ces bols lourds, patinés, étaient des mitate : le détournement d’un objet extérieur au monde du thé, son instrumentalisation, sa réinvention dans un geste d’esthète.Ces récipients à eau usée ont été conçus pour contenir le rien, le vide : ce sont initialement des bols de prière bouddhique, ceux que l’on fait tinter en les frappant avec une intensité dépendant de l’effet recherché.Voilà le monde du thé. Le son silencieux du bol à prière. Pour accueillir l’eau usée.Je suis donc assis sur mes talons devant le brasero. La louche en bambou dressée dans la main gauche. Et ma main droite plonge au fond du récipient à eau usée qui se trouve contre moi.Mon âme s’arrête.Pas ma respiration.Pas mon cœur.Pas mon cerveau et sa capacité à traiter sur différents registres sensoriels les informations qui lui parviennent.Non. Mon âme s’est arrêtée.Dans la lumière. Dans un petit satori de joie pure. De sourire pur. D’émerveillement face à un acte de beauté. Dans le respect ému par l’honneur face à une création simplement juste, simplement parfaite.Oui : improviser un porte-couvercle peut constituer un chef d’œuvre d’art aussi fort et puissant que les plus grandes interprétations des plus grands morceaux de la musique classique, aussi enthousiasmant que les plus grandes envolées libres de jazz.Je n’ai dans la main ni un morceau de bambou – mon maître n’aurait pas eu l’inélégance d’utiliser le porte-couvercle du rô disponible ce jour-là, ni un porte-couvercle en métal ou en céramique puisque le récipient à eau fraiche est posé sur le tatami.Ma main arrêtée dans l’air devant moi tient une tasse. Une petite tasse à sencha. Fine. En porcelaine blanche. Décorée de motifs bleus pâles. Une tasse un peu jaunie par le temps. Retournée.Il faut certainement quelques leçons de thé pour comprendre sans comprendre, pour accueillir à sa hauteur, ce petit satori de beauté qui m’a pour toujours élevé l’âme. Et qui m’a conduit à énoncer à voix haute ma prière si souvent répétée à Kyôto :« Puisse, puisse le plus grand nombre avoir cette chance ! »17 février 2013 L’accueil de la goutte qui est la bouteille et le murDevant sa porte au neuvième étage, dans la cage d’escalier sombre de son HLM sordide, Roselys, ma grand-mère, attendait toujours avec nous la longue montée de l’ascenseur, un verre d’eau à la main et un sourire de petite fille aux lèvres.Elle aimait sa cérémonie du verre d’eau. Comme les enfants leur jouet magique.On sentait bien qu’elle y aimait la transgression : jeter un verre d’eau dans l’espace public, contre la porte de l’ascenseur qui se fermait sur notre départ. Elle aimait la transgression; et l’enchantement d’un rituel plus riche qu’une coutume, plus profond qu’une superstition, plus ancien qu’un dieu unique.Nous étions régulièrement arrosés. Parfois beaucoup.Mais nous aussi, nous aimions et la transgression. Et la magie.J’ai toujours cru que ce verre d’eau venait du désert. Du sable. Que ce verre d’eau était une supplique altruiste lancée à la pluie, au puits, pour que le voyageur n’ait jamais soif. Physiquement. Spirituellement. Une eau tournée vers la destination, vers le but de celui à qui l’on souhaite de bien arriver.Je découvre à l’instant que l’eau du verre en pyrex pourrait plutôt symboliser la mer, la vague. Parce qu’elle revient. Que ce serait alors une eau égoïste, orientée vers le retour de ceux qui nous quittent et déjà nous manquent. Un lasso d’amour. Liquide.杲C’est dans un petit couloir qu’a été installée la mizuya : la pièce d’eau où l’on prépare les instruments qui seront introduits dans la chambre à thé.C’est le lieu informel des confidences, des questions indiscrètes qu’on s’autorise à la va-vite pour ne pas contraindre l’autre à une réponse posée sur un sujet qui pourrait lui être pénible.Le maître me met dans les mains la boite à trois étages contenant les sucreries que je dois servir aux élèves à qui c’est le tour de s’entraîner au rôle de l’invité.C’est une boite noire non laquée – on voit la veine du bois – si légère qu’elle pèse le poids du rien. Pour donner corps et présence à ce vide, il convient naturellement de la porter comme si elle était lourde de tout l’être du monde, de toute la présence du monde.Je me suis déjà retourné comme un grand chambellan portant l’aleph quand je sens la main du maître sur mon épaule qui m’arrête et me somme silencieusement d’attendre avec le visage de celui qui a été sur le point de commettre l’irréparable.Il saisit un fouet à matcha en bambou, le trempe dans le récipient où flottent les chakin et, d’un mouvement de magicien de music-hall, projette sur l’étage supérieure de la boite noire entre mes mains un nuage de gouttelettes de rosée de mars. Parce que quoi qu’en plein centre-ville et dans les bruits de construction de la maison voisine, ici et maintenant, pendant la cérémonie du thé, nous sommes en pleine forêt.Mon visage stupéfait le fait sourire davantage encore que la réparation de son oubli et, dans un grand éclat de rire, il me bénit tout pareillement que les wagashi.Je revois ma grand-mère.杲Je suis d’une génération qui considérait avec suspicion l’orientalisme hippie de la génération précédente. Les livres que j’achetais adolescent sur le zen et le Japon était toujours jaunes, en solde, les reliquats d’une contreculture gauchiste californienne et droguée, passée de mode.Il faut un brin d’effort et une curiosité vigoureuse pour aller à l’encontre de ses réticences générationnelles.Les enregistrements de la voix d’Alan Watts font partie des trésors d’internet. De ceux qui dépassent les générations, les réticences, les origines et les destinations. Qui parlent au cœur.Dans un de ses enregistrements, il explique son monisme bouddhique à la Spinoza en évoquant le big bang qu’il décrit comme une bouteille d’encre noire jetée contre un mur. Au centre, une tâche bien dense. Et aux extrémités, des gouttelettes minuscules.Alan Watts nous souffle, comme un griot blanc qui aurait fait le voyage en Orient, comme un sage qui rappelle ses mythes à sa tribu du hors-temps, que nous ne sommes pas ces monades qui se croient des perles, à la frange. Mais le processus lui-même. Non pas des éclaboussures boursoufflées d’elles-mêmes. Mais toute l’encre. Et le mur.Le verre d’eau drippé de l’Être.23 mars 2013 L’accueil des flowsDans un texte de jeunesse, je tentais de définir la beauté comme « l’expression la plus parfaite d’une émotion » et ses critères comme intensité (de l’émotion), gain de désignation (nouveauté du symbole créé par l’œuvre permettant de baptiser un signifié qui n’avait pas auparavant de signifiant) et type d’utilisation du symbole (en miroir autistique, ou en palier partagé).Ces propositions s’appliquent essentiellement à des œuvres statiques (une peinture, un poème, une sculpture, une pièce de musique courte) : qui ne se déploient pas comme flow.L’expérience de la calligraphie et du shakuhachi me permet aujourd’hui de tenter d’améliorer ces hypothèses.杲L’art est bien sûr attiré par l’expression d’expériences ponctuelles fortes. Parce qu’elles sont délimitées. Plus simples à circonscrire. Et à susciter.Mais l’expérience du quotidien est davantage celle du flow que celle du pic.Et il s’agit d’une double expérience : flow du monde, flow interne.杲S’asseoir et admirer un paysage naturel. La respiration des nuages, les variations Goldberg de la lumière, l’hypothermie du vent et la brosse du soleil sur son visage, la danse des feuilles et le réseau des branches sur l’azur, l’invraisemblance des fleurs.Fermer les yeux et percevoir son âme, son cœur, sa pensée. Les mots, les idées, les sensations. Les angoisses, les tensions, les aspirations. Les buts et les regrets. Les courses et les excuses à faire. La séduction et le désir. Les rêves et les algorithmes. Les synesthésies et les apprentissages. La mémoire qui s’organise et les traumas qui bouclent.Il y a quelque chose d’étrange dans ces deux flows en ce qu’ils se répondent. Comme en miroir. Il serait simple de dire que le flow du monde est choisi par notre esprit comme symbole, tenant-lieu, de notre flow interne. Et on ne peut s’empêcher également de penser aux sages qui proposent une hypothèse plus radicale encore : les deux flows n’en seraient qu’un. L’être, tout l’être, serait flow. Un flow unique.La question de la nature et des rapports des deux flows est accessoire. Notre expérience au quotidien reste double : flow du monde, flow interne. Auxquels nous ne prêtons pas d’importance. Quand soudain l’art nous reconnecte à eux. A leur rythme, à leur transformation, à leur structure.Les chefs d’œuvre ne produisent donc pas simplement des émotions fortes. Ils nous rendent l’accès aux flows.杲L’expérience la plus familière et la meilleure du flow, nous la faisons peut-être dans la sexualité. Le pic, ce serait bien sûr l’orgasme. Mais le plaisir ne se trouve-t-il pas surtout, avant ce pic incomparable, dans le flow de la danse des amants ?Le flow des corps qui se répondent, le phrasé, la pulsation, le swing, la vitesse des mains, des torses, des hanches, des bouches et des regards, ce flow-là, parce qu’il est circonscrit dans le temps, parce qu’il est transe c’est-à-dire connexion totale au flow interne, le sien et celui de l’autre donc du monde, est l’expérience matrice qui sert de référent implicite, facile, à l’art.L’étreinte d’une œuvre, la façon dont elle vous prend, dont elle monte puis s’irise, nous la saisissons comme expérience corporelle.杲La calligraphie et le shakuhachi sont des arts majeurs parce qu’ils sont accueils des flows.Une calligraphie n’est pas une image. Mais la trace d’un geste. D’un flow interne éclairé par le soleil d’une signification. Qui n’a jamais tracé de kanji, qui n’a pas répété tous les jours, les traits élémentaires de l’écriture régulière et semi-cursive, ne peut comprendre à quel point cette danse de l’encre est connexion au triple flow : flow interne, flow du monde, flow de l’étreinte.Flow interne car calligraphier nécessite d’être en transe.Flow du monde pour deux raisons. D’abord on calligraphie des signes qui renvoient à l’extérieur ou impliquent un tiers, une adresse. Mais surtout l’écriture régulière que l’on apprend aujourd’hui est le résultat d’une évolution de tracés, pendant de nombreux siècles, sélectionnés par les mains sûres et les esprits inspirés de successions de génies époustouflants. Il s’agit de l’une des créations collectives les plus nobles de l’humanité. Les règles de construction de l’écriture régulière – qui sert de référence aux autres formes de calligraphie – ont des liens évidents avec la structure du flow du monde comme si les kanji avaient trouvé et fixé la représentation juste de ce flow. Une page calligraphiée, quand on en a fait l’expérience dans son corps, se perçoit comme un écosystème dans le temps : asymétrie, alternance, harmonie par l’espacement, courants, souffles, appuis virils et douceurs de femmes, transmutations et impermanence.La forêt, la montagne, le ciel. Des années durant. Dans la pupille du berger.Flow érotique enfin : le pinceau sur la feuille est une main sur un corps nu.杲Il s’agit d’un authentique drame que les Occidentaux n’aient pas accès à cette beauté-là. Que faudrait-il faire ? Que les pays à kanji financent des ateliers dans toutes les institutions formant les cadres de la planète ? Que tous les musées du monde proposent une salle exposant des œuvres fortes et des animateurs initiant, pendant une heure, aux premiers traits ?Les Occidentaux ont peur de l’Asie en partie du fait de leur jalousie pour les kanji. Ils pressentent la puissance magique de ces signes. Sans pouvoir les comprendre, on se sent barbare face à eux. Les kanji sont trop nombreux, ils apparaissent trop compliqués. « Seuls des esprits supérieurs doivent pouvoir manier ces symboles » est toujours l’idée sous-jacente flottante. Oui, les kanji sont l’une des raisons du complexe d’infériorité de l’Occident face à l’Asie.Il est triste de se dire que l’imaginaire du péril jaune est le produit du génie d’un système d’écriture. D’une beauté incomprise du fait du temps d’initiation trop long qu’elle requiert.Comment l’humanité écrira-t-elle dans deux milles ans ?杲J’ai commencé à rêver du Japon à treize ans. En écoutant un disque de shakuhachi.Je peux désormais dire pourquoi je ressens que les œuvres appelées honkyoku, pièces traditionnelles qui trouvent leur origine dans la transe méditative de moines zen itinérants, sont des œuvres d’art infinies : comme la calligraphie, elles connectent aux flows : flow du monde, flow interne. Le zen n’étant pas le tantra, la dimension érotique n’est présente qu’à la marge. Mais un interprète contemporain peut la faire surgir immédiatement.La proximité des moyens utilisés par le shakuhachi et la calligraphie ne cesse de me surprendre. Passer tous les jours de la flute au pinceau rend évident que le shakuhachi est une calligraphie sonore, la calligraphie, du shakuhachi d’encre noire.Aujourd’hui, les pièces traditionnelles sont moins jouées et moins populaires que les compositions modernes qui à mes oreilles ont perdu presque totalement le contact avec les flows. Au Japon où tout est toujours codé, figé dans des procédures écrites à suivre à la lettre, les improvisions de shakuhachi façon honkyoku n’existent presque pas. A vrai dire, je n’en connais pas.En utilisant cette intuition d’une identité de principe entre le shakuhachi et la calligraphie, il serait pourtant simple d’imaginer un procédé de génération d’improvisations façon honkyoku. Il suffirait pour cela de faire correspondre à chaque trait fondamental composant un kanji, un type de son, une technique de souffle ou une séquence de notes (ascendantes ou descendantes, aiguës ou graves, intermédiaires ou franches). Le musicien pourrait alors choisir un texte (un haiku, un tanka ou mieux un zengo de quelques caractères) et le « calligraphier » avec son souffle.Souriant à cette idée, je pensais à un ami violoncelliste en me disant que cette technique permettrait de créer des suites aussi belles que celles de Bach.Oui : la fugue – les flows. L’accueil.30 avril 2013 L’accueil monisteIl est sept heure du soir dans le temple d’Ajari.Je suis allongé dans la pièce principale des invités. Un honneur.Un futon a été étendu pour moi.Il m’a été suggéré de dormir le plus rapidement possible. Pour le lever. A une heure du matin.Les horloges carillonnent. Trop régulièrement.Mon regard passe de la calligraphie suspendue dans le tokonoma à celle surplombant les panneaux qui délimitent le couloir. Je bascule ma nuque vers le ciel déjà sombre. Au Japon, en juin, le soleil se couche lui aussi à 19h. Pour se lever à 4h.Au temple d’Ajari, toute l’année, les moines se lèvent avant le ciel.La capacité de l’être humain à s’habituer à l’extraordinaire, à transformer l’extraordinaire en quotidien est contrariante quand elle frustre de l’exaltation. J’ai longtemps rêvé comme d’un rêve inaccessible de me trouver là, sur la montagne, dans le temple des Ajari. J’ai longtemps rêvé du privilège de pouvoir marcher avec les moines marathoniens qui tracent, pas après pas, dans la nuit, un charme de protection, une prière bienveillante, un sutra avec leur corps, pour les vivants endormis plus bas. Et je suis là, allongé dans la pièce de réception des Ajari.Celui en moi qui a attendu tant de temps pour cet instant, le moi du passé, en veut au moi présent de ne pas vibrer d’une émotion à la hauteur de l’exceptionnel, de ne pas ressentir physiquement l’excitation de l’incroyable privilège. Mais non, je suis là, dans un des plus vibrants lieux sacrés du monde, à me sentir chez moi, dans une évidence naturelle. Comme un retour chez soi après une errance injuste et involontaire.It fits. Etre à sa place.It fits et pourtant je ne crois pas en dieu. Aux dieux. En un arrière-monde.A Kyôto, je prie. Aux sanctuaires. De tous les kamis. Aux temples. De toutes les gammes du bouddhisme.Mais ma prière n’est pas une adresse. C’est une transe express. Où je remercie pour ce que j’ai. Où j’appelle solairement ce que je désire. Et où je souhaite le meilleur à ceux qui me sont chers, à tous les inconnus.Remercier. Et s’orienter vers le solaire afin qu’il nous accueille. Voilà ma prière d’athée.Une inquiétude plisse mon visage : est-ce profaner que de penser qu’on ne croit pas en dieu dans un des temples les plus fervents ? Je ne crois pas en Fudô Myôô, la divinité tutélaire des Ajari, mais j’ai peur de lui. Personne n’a envie de fâcher, ni même de vexer, Fudô Myôô. Dans quelques heures, je vais marcher/prier dans la nuit avec un jeune moine qui accomplit les « cent jours ». Je ne le fais pas pour le sport, le privilège de la vantardise, ni pour les images. Ces dimensions existent bien sûr en moi : l’être humain est un primate. Mais marcher dans la montagne, la nuit, derrière un homme en blanc aux semelles de paille, capable de repousser au dernier degré la capacité de résistance physique de l’être humain ne peut simplement pas se vivre sur le registre du badin ou de l’exotique. On y donne de soi. De ce à quoi on croit et qui met du sens à son existence. On communie dans un plus grand. Dans une chaîne qui vient de loin. Les sons japonais de prières en sanscrit, traduites en caractères chinois, ont passé d’incroyables cols, des mers déchaînées, des guerres de religion, des générations de marcheurs et d’échecs. Personne ne comprend réellement le sens des incantations des Ajari qui tiennent leur aura d’être ésotériques, étrangères, mallarméennes. Mais sur la montagne, les mots ne sont pas le lieu du rituel. On ne croit pas avec les mots. Le réel de la prière est vécu dans et par le corps. En marche dans la nuit. Dans la respiration rapide et le battement du cœur en charge qui gonfle les carotides. Dans chaque pas, choisissant chaque pierre pour s’élever ou se freiner. Dans l’air saturé par la forêt et les saisons. Par les étoiles entre deux cimes qui se frottent et par les lumières de la ville qui dort. On y croit dans le noir humide du lac Biwa qui brille comme un encrier d’ardoise attendant son pinceau. Cette prière-là ne demande aucune traduction. Aucune explication. Elle n’a pas de destination. Elle n’est pas déplacement. Elle est un symbole en mouvement. Un signe vivant. Une définition du plus beau, du plus noble de l’humain.It fits.杲Allongé sur mon tatami je contemple le plafond en me demandant comment ne pas vexer Fudô Myôô. Comment honorer en retour Ajari San qui autorise ma présence privilégiée dans ce lieu.« En quoi crois-je ? »J’inspecte la question les yeux ouverts, comme si je l’entendais pour la première fois. Comme si je devais répondre à un juge ou à une communauté d’initiants.« Je crois en un monisme à la Spinoza ». La prise de conscience de cette trivialité floue suscite une moue penaude à ma commissure.Je me souviens de l’échange récent avec un moine zen spécialiste de Schiller. Devant un bock de bière. Au fond d’un pub irlandais de Kyôto. Je défendais auprès de lui l’idée que le « deus sive natura » de Spinoza était évidemment un « natura sive natura » , que le mot « dieu » est superflu, un signifiant vide requis par le contexte d’une époque. Il y a ce qui est. Et c’est tout. Il était d’accord. Et si c’était au fond le sens du Hannya shingyo, le Notre-Père des bouddhistes japonais : « 無 sive 無 », il n’y a que無, mu, le vide, le rien, et : c’est tout. Le Mu-nisme aussi est un monisme…杲Je suis allongé sur le dos, avec la sensation confortablement perpendiculaire d’être à plat au sommet de la montagne. Les rumeurs de circulation d’Otsu qui arrivent à monter jusqu’ici me surprennent et me font penser à ces bruits étouffés de la cuisine ou du salon qu’on entend, enfant, de son lit, quand on a été couché et que les adultes s’accordent quelques heures, dans l’entre soi inconsciemment mélancolique de l’insouciance.Est-ce un cerf, un sanglier ou un singe qui fait aboyer le chien du temple comme s’il était mauvais ?Je regarde le plafond. Il est huit heure et c’est la nuit. Un sourire illumine mon visage. « Sive natura ». L’émerveillement de « ce qui est » me submerge. Je me sens, non pas me dissoudre, mais faire corps. Comme une pièce de puzzle qui se serait crue par erreur isolée alors qu’elle est depuis toujours à sa place. It fits. Mes prunelles brillent d’un petit satori. Je goûte la connexion. Je goûte le tout qui m’entoure. Je fais l’expérience du tout. Je me sens comme le huitième dessin de maître Kuòān Shīyuǎn : un cercle blanc qui annule la frontière entre fond et forme, entre vide et plein. It fits. Et c’est une expérience sacrée.Celle de l’accueil moniste.20 août 2013 L’accueil de l’oiseauOn trouve à Kamakura un sanctuaire, Zeniarai Benzaiten Ugafuku Jinja, où les Japonais viennent laver pièces, billets et jusqu’aux cartes de crédit, dans l’espoir que l’eau de la source les fasse fructifier.Flow.Personne n’y croit vraiment. Mais chacun nettoie joyeusement un peu d’argent, avec le sourire et le haussement d’épaules qui expriment la prudente sagesse de l’on-ne-sait-jamais.La lumière de décembre est douce. L’ambiance, comme toujours dans les foules japonaises en visite, plus douce encore que la lumière.Les falaises de pierre grise qui entourent le sanctuaire donnent le sentiment d’être protégé. Dans les bras sûrs d’une parenthèse.Un peu à l’écart, respirant lentement, les yeux plissés, je souris à la lumière sur l’un des toits.Un petit oiseau vient s’y poser.Blanc et noir. Avec des déplacements d’enfant hyperactif.Il descend sur le sol de terre gelée.La confiance tranquille des oiseaux est un indice révélateur de la nature d’une civilisation.Dans mon Japon, les oiseaux se déplacent à peine lorsque mes pas croisent les leurs.Il me vient une idée.Il me vient un oiseau.Pas un poème.Les pensées sont des oiseaux.31 décembre 2013